PME achetées par plus gros

De l’autre côté du tunnel

La petite mort de l’acquisition par plus gros : la librairie Olivieri et la boulangerie Première Moisson ont vécu ce passage… et sont toujours là pour en parler.

Un dossier de Marc Tison

PME achetées par plus gros

La petite librairie achetée par l’ogre

En septembre 2016, Renaud-Bray achetait la librairie Olivieri, aux marges de la faillite. Un an et demi plus tard, l’ogre n’a pas dévoré l’orpheline en détresse. Une version de Shrek, en quelque sorte…

Curieusement, la librairie Olivieri vend des livres.

Situé sur le chemin de la Côte-des-Neiges, le commerce s’aborde par une porte à quatre battants vitrés, au vernis écaillé, dont une des traverses commence à pourrir. Le plancher en béton accueille de vieilles étagères en mélamine, des tables en contreplaqué, un buffet d’occasion. Mais l’essentiel est là : des livres. Que des livres. Pas de babioles, de bidules à thé ou de gogosses de Noël.

« Si vous venez ici, vous allez voir que la librairie, ce n’est pas un Renaud-Bray », avait lancé Rina Olivieri, quelques jours plus tôt, lors d’une conversation téléphonique.

Avec son associé Yvon Lachance, elle a fondé la librairie indépendante Olivieri en 1985. Après des années de lente atrophie, les deux associés ont vendu leur commerce à Renaud-Bray en septembre 2016.

« On était toujours sous-financés, et quand on a eu des coups durs, comme deux ans de travaux sur la rue, où on a perdu 500 000 $ de chiffre d’affaires, ça nous a achevés », relate Rina Olivieri.

Peu de temps après la transaction, la librairie déclarait faillite, pour mieux renaître sous le parapluie de Blaise Renaud, président de Renaud-Bray et fils de son cofondateur.

Quinze mois plus tard, la librairie Olivieri « existe mieux qu’elle existait », soutient l’ancienne copropriétaire. « Parce qu’on a de l’argent. »

La librairie et le bistro attenant emploient quelque 25 personnes. Le commerce s’affiche à l’enseigne Olivieri. « On est 100 % autonomes sur nos libraires, leurs salaires, le stock, affirme Mme Olivieri. Dans notre cas, ça a permis vraiment la survie de la librairie, qui de toute façon faisait faillite. »

Ouvrir ses livres

« Quand on a rencontré Blaise Renaud, on n’était pas du tout réceptifs, et lui était très méfiant, raconte Rina Olivieri. On avait la même image de lui que celle qui est véhiculée. »

À la tête d’un réseau d’une trentaine de librairies Renaud-Bray et d’une quinzaine de magasins Archambault, Blaise Renaud a davantage une réputation d’ogre que de chevalier de la librairie indépendante. Quand il a pris la direction de la chaîne fondée par son père, à l’âge de 26 ans, en 2011, il a imposé ses vues sans ménagement, bien décidé à secouer l’univers poussiéreux du commerce du livre.

« Je peux dire qu’avec nous, il a toujours été extrêmement respectueux, insiste la gestionnaire. C’est probablement la première chose qui a fait qu’on a continué à avancer. »

Les deux copropriétaires sexagénaires ont dévoilé au jeune homme les données financières des 15 années précédentes.

« Il a tout de suite analysé que c’était un problème de liquidités, et pas un problème de rentabilité. »

Blaise Renaud leur a-t-il fourni des garanties d’indépendance ?

« Nous, on a 60 ans, ça fait 32 ans qu’on fait ça, on n’aurait pas fait cette transaction si on n’avait pas senti que ce serait comme ça. »

— Rina Olivieri

« Je n’avais aucune intention de travailler dans un Renaud-Bray », ajoute-t-elle.

En somme, « ç’a été une question de confiance réciproque ».

Des lettres et des chiffres

Près d’un an et demi après la transaction, « il n’y a eu aucune intervention de Renaud-Bray, je peux vous le dire. Uniquement des interventions pour financer des travaux. »

Blaise Renaud a notamment fait remettre à niveau le système informatique de la librairie, d’une désuétude qui frôlait l’anachronisme.

« On lui avait demandé le sien parce qu’on le trouve bon, et il n’a pas voulu, justement pour ne pas mêler les trucs. On n’utilise même pas son système de transport. »

La librairie a maintenu son échelle salariale, distincte de celle de Renaud-Bray.

« On n’a jamais parlé de chiffres en un an et demi, assure-t-elle. Je sais que la seule donnée qui l’intéressait, c’est de savoir si c’était toujours en croissance. Comme c’est le cas, ça va. »

« La semaine passée, il m’a écrit : est-ce que ça va bien ? J’ai dit : oui, on a eu 18 % d’augmentation en décembre. Il a dit : super, continuez. »

Un conte de féeS ?

« C’est une très belle histoire », une histoire qui « étonne tout le monde, y compris nous », constate l’ex-propriétaire.

Elle ignore les motivations de Blaise Renaud.

« Si un jour il veut s’expliquer, il s’expliquera – s’il se l’explique à lui-même. »

Discret, ce Shrek n’a pas voulu raconter sa part de l’aventure : « Je veux leur laisser un maximum d’indépendance », a-t-il répondu par courriel.

PME achetées par plus gros

La valeur de l’avalée

En 2014, Première Moisson était gobée par Metro. Comment s’est faite la digestion ?

Première Moisson ne voulait pas que ce soit sa dernière.

En 2014, la boulangerie à vocation artisanale, fondée en 1992 par Liliane Colpron et ses enfants Bernard, Stéphane et Josée, a cédé 75 % de ses parts à l’épicier Metro.

Le géant de l’alimentation aurait pu n’en faire qu’une bouchée.

« Ça fait trois ans et demi qu’on a pris cette décision, et on n’a pas de déception », constate Josée Fiset, maintenant vice-présidente, réseau de détail, Première Moisson.

La famille Colpron-Fiset avait un souci, mais pas de craintes.

« On n’aurait pas fait un partenariat avec un partenaire à risque de ne pas maintenir nos valeurs », indique Josée Fiset. La famille savait avec qui elle s’engageait : « On travaille avec Metro depuis 25 ans. »

Elle reconnaît toutefois que la transaction avait semé l’insécurité dans son entreprise. « Ça a peut-être pris un an pour apprivoiser et rassurer et nos partenaires et nos employés. »

Tranches de vie

1992

Fondation

1997

16 millions de chiffre d’affaires

400 employés

8 magasins

2014

Acquisition à 75 % par Metro

100 millions de chiffre d’affaires

1110 employés

23 magasins (22 à Montréal, 1 à Ottawa)

2018

26 magasins

1340 employés

Faire lever la pâte

« Pour nous, ce qui est important, c’est de garder notre identité, notre ADN, et c’était surtout de développer, d’assurer la croissance de Première Moisson », expose Josée Fiset.

En juin 2014, Metro s’était donné l’objectif de doubler le nombre de succursales, sans toutefois fixer d’échéance.

Leur nombre est passé de 23 à 26 en trois ans et demi. La cible n’est pas atteinte, beaucoup s’en faut.

« Non, mais il y a beaucoup de potentiel et il y a beaucoup de projets sur la table », rétorque Josée Fiset.

« Quand on fait un mariage aussi important, on a besoin de temps pour apprivoiser les choses, pour apprendre les mécanismes de fonctionnement. »

— Josée Fiset, vice-présidente, réseau de détail, Première Moisson

Un magasin a été ouvert à Québec en 2016. Un autre doit être inauguré à Gatineau en mars. L’entreprise sonde le marché torontois. « C’est déjà pour nous une très belle victoire que d’être sortis de Montréal. C’était notre objectif premier. »

Depuis la transaction, le nombre d’employés est passé de 1110 à 1340. La chaîne est toujours dirigée depuis son siège social de Vaudreuil-Dorion.

« Je gère la division, atteste Mme Fiset. Si on a des questions, on parle à Metro. Si on veut faire de gros investissements, Metro est derrière nous pour qu’on évalue les projets ensemble. On est vraiment bien supportés. »

Main légère

« Notre sécurité, c’est que nous sommes les gestionnaires de l’entreprise, » poursuit Josée Fiset

La main de Metro n’est pas trop lourde, assure-t-elle. Première Moisson réunit son conseil d’administration quatre fois par année. Le lien avec Metro est maintenu par un représentant de l’entreprise mère. « On a quelques réunions occasionnellement, on se parle au besoin », décrit la femme d’affaires.

« Mais c’est nous qui gérons nos affaires. »

Les enfants

La présence de la troisième génération Colpron-Fiset chez Première Moisson est un signe de continuité.

« Plusieurs de nos enfants sont impliqués et vont grandir dans l’entreprise, et sont là pour rester », souligne Josée Fiset.

Les dirigeants de Metro « nous ont toujours dit qu’il est très important que les enfants restent avec nous et soient heureux », soutient-elle.

Jusqu’ici, elle est enthousiasmée par l’aventure.

« Au début, les gens avaient peur que le gros avale le petit. Ce n’est pas ça du tout. Le gros supporte le petit. »

Appel aux entrepreneurs

Vous avez vendu votre PME à une entreprise plus importante ?

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Pour que la saveur persiste

Quelques ingrédients de la recette, dans la bouche de deux conseillers

Choisir son acquéreur

« Pour être capable de garder l’âme de l’entreprise, souvent, on va essayer d’être plus sélectif au niveau de notre acquéreur et tenter de vendre à quelqu’un qui a besoin de la connaissance de notre équipe de management. Si cette équipe de gestion va apporter une pérennité, des idées et de l’innovation à l’acquéreur, l’entreprise va souvent garder son âme de cette manière. »

— Frédéric Bouchard, associé en transactions chez PwC

Conserver un intérêt

« Un des moyens de garder l’âme de l’entreprise, c’est de rester à la table comme actionnaire. Ces gens-là vont être encore des gardiens de la marque, vont faire encore le développement, seront la source d’innovation et de nouveaux produits, et vont pouvoir amener toute cette culture dans la grande culture. »

— Frédéric Bouchard

Les bonnes personnes

« Si les entrepreneurs sont capables de s’entourer de gens plus forts qu’eux, pour pallier leur faiblesse et bâtir un management professionnel, quand l’acquéreur va arriver, il va dire : ces gens-là peuvent m’aider à faire grandir mon entreprise et peuvent m’aider à amener une culture différente dans certains milieux de mon entreprise. C’est souvent un facteur-clé de succès. »

— Frédéric Bouchard

Être un leader

« Ça prend des gens avec du leadership et ça prend des produits innovants. Sinon, on a beau essayer d’attacher ça de façon légale avec des clauses, dans la vraie vie, l’âme se perd assez rapidement. L’âme, ce n’est pas du papier, c’est des humains. »

— Frédéric Bouchard

Une priorité

« Mais avant tout, il faut que ce soit une priorité et une considération vraiment importante pour l’actionnaire ou le propriétaire vendeur. Ça doit venir de celui qui vend. Il faut qu’il en fasse une priorité, avant même les considérations financières. Dès le départ, il a tenu de longues discussions à propos de sa philosophie, sur ce qui était important pour lui pour qu’il survive dans le temps. »

— Julie Doré, avocate, associée chez BCF Avocats d’affaires

Inscrit dans la convention

« La convention entre actionnaires pourrait offrir certaines protections. Supposons qu’on a un entrepreneur qui va garder une participation dans le groupe consolidé. Certains pouvoirs ou droits de veto pourraient être conférés à cet entrepreneur s’il est question de changer le modèle opérationnel, de changer l’équipe de direction qui était en place… »

— Julie Doré

Ou dans le contrat de vente

« À certains égards, le contrat de vente pourrait offrir des protections, par exemple un engagement de l’acheteur de ne pas déménager le siège social, de maintenir l’équipe de direction en place. Ce sont des choses qui peuvent inscrire sur papier la volonté de l’acquéreur de faire des efforts raisonnables pour maintenir la culture de l’entreprise qu’il acquiert. »

— Julie Doré

Succès et bonheur

« Généralement, faire respecter tous ces documents, pendant un an, ce n’est pas un problème. Trois ans, c’est une bonne période. Et on est vraiment très contents quand un acquéreur accepte de prendre des engagements pour une période aussi longue que cinq ans. Mais quand le mariage fonctionne bien, il n’y a pas de limites à ce qu’on peut faire. »

— Julie Doré

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