L'art de la table

Belle bouffe, bonne bouffe

Oui, on mange (aussi) avec les yeux. Et ce n’est pas qu’une figure de style. Ou encore une habile stratégie pour convaincre les enfants de prendre enfin leur temps (quoique…). C’est aussi vrai. Prouvé. Scientifiquement parlant.

Il fallait le faire. Des chercheurs en psychologie expérimentale de l’Université d’Oxford ont en effet concocté une salade inspirée d’une toile de Kandinsky. Carrément. Au diable la paresse, l’effort en a visiblement valu le coup. Verdict ? La belle assiette a un meilleur goût. Mieux : les cobayes seraient même prêts à payer plus cher, beaucoup plus cher, pour un plat ainsi travaillé, esthétiquement parlant, que pour exactement la même recette, présentée autrement. Troublant.

Vous êtes sceptiques ? Lisez ce qui suit. Ça vous convaincra peut-être de prendre quelques minutes pour soigner la disposition des asperges et des champignons dans votre prochaine macédoine. Pour votre plaisir, évidemment. Et celui de vos convives.

L’ÉTUDE

Trente ingrédients. Trois salades. Chacune composée exactement des mêmes ingrédients (champignons, brocolis, endives, poivrons, pois mange-tout, purée de betteraves, carottes et autres essences de champignons). Mais trois salades complètement différentes. Aux fins de l’étude, dont les résultats étaient publiés récemment dans la revue Flavour, la première assiette, classique, était proposée en version mélangée, sans attention particulière à la présentation. Dans la deuxième, tous les ingrédients étaient méticuleusement alignés. La troisième, enfin, reproduisait assez fidèlement une œuvre de Kandinsky.

Pourquoi Kandinsky ? « C’est en visitant le MoMA à New York que je me suis retrouvé dans une salle pleine de toiles de Kandinsky. Je les ai adorées. Une, en particulier (la No 201), m’a fait penser à une salade », explique le chef franco-colombien Charles Michel, l’un des auteurs de l’étude. Là où un cycliste aurait vu un vélo, ou pourquoi pas un casque protecteur, le chef a quant à lui perçu un champignon. Et à ses côtés, une foule d’autres légumes, explique celui qui, outre sa vocation de cuisinier, se consacre ici à l’analyse sensorielle de l’expérience culinaire.

Les chercheurs ont ensuite soumis 60 cobayes au test. Trente femmes et trente hommes ont évalué les différentes assiettes, avant et après consommation. En gros, ils ont d’abord dû juger l’apparence des trois assiettes, leur complexité, leur aspect artistique. Ensuite, ils ont été invités à y goûter, et à évaluer combien ils seraient prêts à payer pour chacune des assiettes.

LA CONCLUSION

Sans surprise, les juges ont trouvé l’assiette Kandinsky nettement plus attrayante que les autres. « Intuitivement, on pouvait s’y attendre », concède Charles Spence, professeur de psychologie expérimentale à Oxford, également auteur de l’étude. Mais la surprise est venue ailleurs. « Ce qui nous a vraiment surpris, c’est que les juges ont aussi affirmé que la plus belle assiette avait meilleur goût, poursuit-il. Ils l’ont aimée deux fois plus que les deux autres ! » Deuxième surprise : les juges se sont aussi dits prêts à payer deux fois plus cher pour l’assiette Kandinsky que pour les deux autres. « C’est beaucoup plus que ce à quoi nous nous attendions. »

L’EXPLICATION

Comment expliquer un tel écart ? « C’est une question de transfert de sensations », analyse le psychologue, qui étudie par ailleurs comment nos goûts changent selon la couleur des aliments ou des assiettes. « On constate un peu le même phénomène dans un bar, dit-il. Si vous aimez la musique, vous jugerez l’atmosphère favorablement, et probablement que vous aurez tendance à préférer les boissons. » Ici, croit-il, le même phénomène opère avec la salade. « On fait un transfert d’émotions : de ce que l’on ressent devant la présentation artistique à l’expérience gustative. »

Quant au prix, outre la prise en compte du travail réalisé, probablement que l’assiette esthétique est aussi plus appréciée visuellement. Or, de manière générale, « on est aussi prêt à payer plus pour ce qu’on aime », fait valoir Charles Spence.

LES CONSÉQUENCES

Quoi tirer de ces résultats ? Outre le potentiel évident pour les restaurateurs, qui pourraient augmenter leurs prix sans changer grand-chose à leurs recettes, le psychologue croit qu’il y a moyen de faire manger les gens plus sainement.

Plus lentement, c’est évident. Une assiette préparée avec effort invite à la dégustation. Plus sainement aussi, parce que les goûteurs de l’assiette Kandinsky ont mangé bien plus de légumes que les autres. « La présentation change également la consommation. Les goûteurs n’ont presque pas touché à l’assiette de légumes disposés en rangées. En revanche, ils ont presque tout mangé de l’assiette Kandinsky. On peut certainement encourager les gens à manger santé en jouant avec leurs yeux. » À méditer, devant votre prochaine assiette de crudités…

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