Chronique

Un Canada « créatif » et colonisé

Où s’en va Mélanie Joly ? Elle est difficile à comprendre dans une entrevue ordinaire, on le sait. Mais quand elle annonce un plan stratégique, quand elle lance « Canada créatif », comme hier, on se dit : ce sera clair, cette fois.

Eh bien non. Dans cette série de mesures, on ne trouve aucune cohérence, qu’un aplaventrisme pathétique devant les géants américains.

Dans ce « Canada créatif », comment se fait-il que les « producteurs de contenu » et diffuseurs canadiens continuent de subir la concurrence déloyale d’une multinationale comme Netflix ?

C’est si compliqué que ça d’imposer les mêmes règles aux vendeurs par internet, aux Amazon, bref à tous ceux qui concurrencent les marchands de culture et de divertissement d’ici ?

La ministre du Patrimoine canadien s’inquiète de l’avenir du journalisme… mais annonce fièrement un partenariat entre Facebook et l’Université Ryerson à Toronto pour la création d’un « incubateur de nouvelles ». Belle chose, sans doute, mais parrainée par une multinationale qui siphonne les contenus des grands journaux, vit largement à leurs dépens et les vide de leurs revenus publicitaires !

Pas grave, bienvenue chez nous, Facebook ! Rentrez donc à la faculté de journalisme !

Comme symbole d’incohérence et d’incompréhension de ce qui se passe, difficile de faire mieux.

Or il y a mieux encore.

Mme Joly, dans un plan où il est question de milliards, nous parle même d’un programme d’éducation de Google « qui permettra à plus de 1,5 million de jeunes Canadiens d’âge scolaire de mieux comprendre le rôle du journalisme dans une démocratie ».

C’est-tu pas assez touchant et mignon, ça, mesdames et messieurs ? Et vous savez combien Google va nous donner pour ça ? Cinq cent mille beaux dollars. C’est tout un programme que nous annonce Mme Joly : pour une piastre, tu enseignes un truc à trois jeunes, 1, 2, 3, hop ! L’importance du journalisme !

Ooooh ! Merci, Google !

Hé, les jeunes, approchez, on va vous raconter l’importance du journalisme : faire faire de l’argent à Google et Facebook sans jamais payer pour le contenu, c’est une superbe histoire, pas vrai ?

Quelle blague. Quelle insignifiance.

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Devant la crise économique des médias dits « traditionnels », sa réponse ? Aider les médias locaux à faire la transition vers le numérique… et mieux financer Radio-Canada/CBC dans la même optique.

Si, comme elle dit, « une démocratie saine dépend d’un contenu journalistique fiable », les grandes salles de rédaction du pays devraient être visées, non ?

Subventionner de grands journaux est évidemment une idée controversée, plusieurs appartenant à des familles fortunées, à des conglomérats ou même à des intérêts étrangers. Plusieurs titres sont néanmoins en péril et rien ne peut remplacer la masse critique d’une salle de rédaction indépendante. Si le quotidien au plus grand tirage au Canada, le Toronto Star, venait à s’écrouler – ce n’est pas du tout farfelu –, rien ne le remplacerait. Faut-il pour cela le subventionner ? Ça se discute. Mais justement, qu’elle en discute ! Pas un mot. Il est assez incroyable que la ministre n’aborde même pas la question, se contentant de parler des médias régionaux et de Radio-Canada.

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Tout ce plan soulève la question de la philosophie de ce gouvernement en matière de culture.

Y a-t-il encore un semblant de « nationalisme culturel » à Ottawa ? Il fut un temps où le Parti libéral du Canada était le champion du protectionnisme dans toutes les matières vaguement culturelles. On y était obsédé par la nécessité de dresser une forme de barrière pour protéger le Canada de l’invasion américaine en télé, en cinéma, en musique, dans l’imprimé – tout ça essentiellement du côté anglophone, le français servant de barrière naturelle à l’invasion américaine à bien des égards.

Ça n’a pas donné que des résultats heureux, ça a même créé des dérapages majeurs (Cinar…), mais les objectifs et la stratégie étaient clairs : protéger les créateurs d’ici, promouvoir la création made in Canada, tout ça bien entendu pour construire une forme d’identité collective canadienne.

Deux générations plus tard, Pierre Karl Péladeau a beau défendre ses intérêts commerciaux, il se dresse comme un meilleur défenseur des industries culturelles canadiennes que le gouvernement de Justin Trudeau !

C’est une attitude de colonisés culturels qui ressort de ce discours. Netflix ouvre une succursale ici ? Parfait, laissons-les continuer à vendre leurs services hors taxes au Canada ! Facebook vient nous faire un don ? C’est merveilleux.

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Pas grave, nous dit la ministre du Patrimoine : Netflix s’est engagé à produire pour 500 millions de dollars de « contenu » d’ici cinq ans au Canada. Le géant va aussi « investir 25 millions dans une stratégie de développement du marché pour le contenu et la production francophones ». Ce que c’est qu’un investissement dans une stratégie de développement du marché, vous me le direz.

Ce qu’on comprend, par contre, c’est que la concurrence déloyale entre Netflix et les plateformes canadiennes de diffusion va continuer.

Vous achetez du contenu d’un diffuseur ici : vous payez les taxes. Vous vous abonnez à Netflix : vous ne les payez pas.

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Au lieu, donc, de prélever une taxe et de financer ensuite la production locale selon divers critères, Mme Joly annonce qu’elle maintient le statut actuel en échange d’une entente particulière avec cette multinationale du divertissement – de haute qualité, soit dit en passant, la question n’est pas là.

La France, l’Australie, la Norvège, d’autres, ne permettent pas les abonnements hors taxes sur leur territoire. C’est la moindre des équités.

Tous les mots de la ministre, pourtant, disent combien la culture canadienne est formidable et dynamique. Il y aura encore plein d’argent public pour la création.

Mais en fin de compte, on a l’impression d’une ministre incapable de tenir tête aux monstres américains. Comme hypnotisée par leur force magnétique, elle n’en saisit pas la menace sur tous les secteurs de la culture et de l’information. Bref, sur ce pays et toutes ses nations…

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