Des fissures dans les rangs libéraux

L’affaire SNC-Lavalin continue de nuire aux troupes de Justin Trudeau alors que deux députés libéraux ont voté hier contre leur parti afin de réclamer la tenue d’une enquête publique.

« Je veux qu’elle puisse parler librement »

Le député libéral Wayne Long souhaite que l’ex-ministre Jody Wilson-Raybould puisse donner sa version des faits

OTTAWA — Des fissures sont apparues au grand jour hier dans les rangs libéraux dans l’affaire SNC-Lavalin alors que deux députés ont appuyé une motion du Nouveau parti démocratique (NPD) réclamant la tenue d’une enquête publique sur les allégations d’ingérence politique qui éclaboussent le bureau du premier ministre Justin Trudeau depuis deux semaines.

Au terme d’une période de questions houleuse dominée par cette controverse, les députés Nathaniel Erskine-Smith (Ontario) et Wayne Long (Nouveau-Brunswick) ont causé une surprise en faisant faux bond à leurs collègues libéraux et en se rangeant du côté des partis d’opposition.

L’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, qui a donné de la vigueur à la tempête politique en claquant la porte du cabinet la semaine dernière, s’est pour sa part abstenue de voter hier sur la motion – qui exigeait aussi que le premier ministre lève le secret professionnel qui lui est imposé à titre d’ancienne procureure générale –, s’estimant en conflit d’intérêts.

Si elle n’a pas exercé son droit de vote, elle a exercé son droit de parole en déclarant, après le vote : « Je comprends pleinement que les Canadiens veulent connaître la vérité et veulent la transparence. Il ne m’appartient pas de lever le secret professionnel. Et j’espère avoir l’occasion de dire ma vérité. » 

Les propos de Jody Wilson-Raybould ont provoqué une salve d’applaudissements des banquettes de l’opposition. La motion réclamant la tenue d’une enquête publique a finalement été rejetée par un vote de 160 à 134.

Cette nouvelle déclaration de Mme Wilson-Raybould a suffi à convaincre l’un des députés libéraux dissidents, Wayne Long, de voter pour la motion.

« Quand elle s’est levée pour prendre la parole, j’ai perçu cela comme un signal qu’elle souhaitait que l’on avance dans ce dossier », a dit M. Long en entrevue à La Presse.

« La chose que je souhaite ardemment ici, c’est qu’on lui donne le droit de s’exprimer en mettant de côté le secret professionnel qui l’empêche de parler. Je veux qu’elle puisse parler librement pour que l’on puisse savoir ce qui s’est vraiment passé », a ajouté le député néo-brunswickois.

POUR PLUS DE TRANSPARENCE

M. Long a précisé qu’il souhaitait que le gouvernement Trudeau fasse preuve d’une transparence accrue dans ce dossier, qui paralyse littéralement le Tout-Ottawa depuis deux semaines.

« Je crois en mon gouvernement. Je ne l’ai jamais critiqué. Mais je crois que c’est mieux pour nous tous si on peut passer à un autre dossier et expliquer les bonnes choses que nous faisons. Ce n’est pas agréable de voter contre son gouvernement. Ça peut être inconfortable et compliqué parfois. Mais en tant que député, il faut faire ce que l’on croit important. Et j’ai senti que j’avais le devoir de le faire dans ce cas-ci. »

Alors que plusieurs libéraux croyaient mardi qu’ils avaient franchi un pas important vers la réconciliation des troupes après que le cabinet eut accepté d’entendre Mme Wilson-Raybould, à sa demande, le sentiment était tout autre hier. Des sources libérales ont affirmé à La Presse que la déclaration de l’ancienne ministre aux Communes, après le vote, a déplu à plusieurs.

« À un moment donné, elle va devoir choisir son camp », a laissé tomber une source libérale, qui s’exprimait sous le couvert de l’anonymat.

24 QUESTIONS DE SCHEER

S’appuyant sur les révélations de La Presse, hier, selon lesquelles la directrice des poursuites pénales (DPP) Kathleen Roussel avait déjà exclu de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin au moment de la rencontre entre Justin Trudeau et Mme Wilson-Raybould, l’automne dernier, le chef du Parti conservateur Andrew Scheer a mitraillé de questions le premier ministre aux Communes.

Entre autres choses, M. Scheer a tenté de savoir si M. Trudeau était pleinement informé de la décision de la DPP avant de rencontrer son ancienne ministre pour faire le point sur le cas SNC-Lavalin.

Le chef conservateur a aussi voulu savoir si le premier ministre avait exprimé, après le refus de la DPP, le souhait de négocier une entente à l’amiable avec la firme québécoise pour lui éviter un procès criminel.

« La décision [de la DPP] concernant SNC-Lavalin a été prise le 4 septembre. Le premier ministre a eu une rencontre avec l’ancienne procureure générale le 17 septembre. Gerald Butts a aussi [eu] une rencontre avec elle le 5 décembre. Pourquoi le premier ministre a-t-il eu autant de rencontres avec l’ancienne procureure générale, si ce n’était pas pour essayer d’annuler une décision qui avait déjà été prise ? », a lancé M. Scheer.

À cette question, et à toutes les autres qui lui ont été adressées, Justin Trudeau s’en est tenu essentiellement à la même réponse : « En tout temps, nous allons assumer notre responsabilité de défendre les emplois au Canada, d’assurer la création de la croissance et de continuer à nous assurer que tous les Canadiens ont accès aux meilleurs emplois possible. On va toujours faire cela, tout en s’assurant de l’intégrité de notre système de justice et en suivant toutes les règles et toutes les normes en place. »

Plus tôt en journée, Justin Trudeau a profité de la première présence de Jody Wilson-Raybould au caucus libéral pour lui présenter des excuses pour avoir tardé à « condamner les propos inacceptables et désobligeants » à son endroit, citant des « commentaires, chroniques et caricatures » parus dans la foulée de cette controverse.

Affaire SNC-Lavalin 

Un ex-cadre de SNC-Lavalin se protège de ses créanciers

Au lendemain de la réception d’un avis de cotisation de l’Agence du revenu du Québec pour impôts impayés, l’ancien vice-président directeur de SNC-Lavalin Sami Bebawi s’est placé sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.

M. Bebawi, dont le procès pour fraude et corruption doit s’ouvrir en avril, a transmis au Bureau du surintendant des faillites du Canada un avis d’intention de faire une proposition de règlement à ses créanciers, afin d’éviter une faillite.

Dans sa liste de créanciers obtenue auprès du syndic, il indique que Revenu Québec lui réclame 13 millions et l’Agence du revenu Canada, 15 millions, soit au total 28 millions en réclamations fiscales. Il dit contester les deux réclamations.

La veille, le fisc avait justement obtenu la saisie d’urgence des comptes bancaires et autres actifs de M. Bebawi, de crainte qu’il ne fasse faillite ou ne dilapide ses biens.

Dans une requête obtenue par La Presse, les vérificateurs de Revenu Québec disaient avoir détecté plusieurs manœuvres financières de M. Bebawi qui faisaient craindre que ses biens ne deviennent inaccessibles.

Il avait notamment fait don de plusieurs immeubles au Québec à ses proches. Les propriétés valaient plusieurs millions.

Il avait aussi transféré 18,5 millions de dollars en Égypte. Lorsque les fonctionnaires ont posé des questions sur cette somme, l’avocat de Bebawi, MMaxime Beauregard, a répondu qu’elle « aurait été toute perdue à la Bourse de Dubaï ». Selon le fiscaliste affilié au cabinet Ravinsky Ryan Lemoine, M. Bebawi n’a plus d’argent, « ni ici ni dans son pays ».

Des millions de dollars détournés

L’ancien vice-président est accusé d’avoir versé des pots-de-vin au régime libyen pour que SNC-Lavalin remporte des contrats dans ce pays. Mais dans le cadre de son enquête, la GRC a aussi découvert que des millions de dollars détournés des comptes de SNC-Lavalin avaient atterri dans son compte personnel en Suisse. C’est aussi ce qu’allègue l’entreprise elle-même, dans une poursuite civile contre son ancien cadre.

Dans certains documents de la GRC produits à l’appui de mandats de perquisition, on parle aussi d’un complément de salaire caché dont il aurait bénéficié pendant une partie de sa carrière.

Baisse de popularité des libéraux dans les sondages

Des experts doutent que la controverse influence le vote

L’affaire SNC-Lavalin fait mal au gouvernement Trudeau. À un sondage Ipsos paru en début de semaine, les libéraux n’obtiennent plus la faveur que de 34 % des répondants. Mais est-ce que cela veut réellement dire quelque chose pour les élections d’octobre ? Là-dessus, même les plus grands amateurs de sondage se gardent une grosse, grosse gêne.

« Plus ça va, plus je suis modeste », lance Claire Durand, professeure titulaire au département de sociologie de l’Université de Montréal, dont le travail depuis des décennies consiste à faire des analyses fines des sondages.

Voilà qu’après une douzaine de jours à parler de l’affaire SNC-Lavalin, on en est là, à refaire des coups de sonde et à écrire des chroniques sur l’effet qu’aura l’affaire SNC-Lavalin sur les élections de l’automne.

Un autre sondage, réalisé par la firme Léger pour La Presse canadienne ces derniers jours, donne, lui, 36 % d’intentions de vote aux conservateurs, contre 34 % aux libéraux (mais cette légère avance se situe dans la marge d’erreur).

Mme Durand doute fort que les sondages réalisés maintenant « ou même en septembre » soient très révélateurs de l’issue du vote. 

« Six mois en politique, c’est long, et c’est plus vrai que jamais. »

— Claire Durand, professeure titulaire au département de sociologie de l’Université de Montréal

Rappelez-vous 2002, dit-elle. « Huit mois avant la campagne, l’ADQ avait 40 % d’appuis. Elle a fini avec 18 %. »

L’autre grand classique : Jack Layton, aux élections fédérales de 2011, « qui a fait un saut de 20 % dans les deux dernières semaines de la campagne ».

Même en 2018, au Québec, « et c’est la première fois que j’ai vu cela », il y a eu « un fort mouvement pendant la toute dernière fin de semaine et le jour même du vote ».

« Une semaine avant l’élection, 30 % des électeurs se disaient indécis ou disaient qu’ils allaient voter pour un autre parti que la CAQ », rappelle Mme Durand.

Les sondeurs doivent maintenant composer avec des changements de cap radicaux des électeurs, qui ne sont plus si rares « à hésiter entre Québec solidaire et la CAQ », s’étonne Mme Durand.

Moins populaire qu’après L’Inde

Les gens se souviendront-ils vraiment, en octobre, de cette histoire avec SNC-Lavalin et le gouvernement ?

Mme Durand répond qu’en tout cas, les gens n’arrêtent pas leur opinion en fonction d’un enjeu en particulier.

Après la dernière campagne électorale québécoise, les experts ont recontacté 673 répondants à des sondages pour savoir pour qui ils avaient finalement voté et pour quelle raison. Et en gros, ce qu’il faut en comprendre, dit Mme Durand, « c’est que les gens ont dit avoir choisi le parti “le moins pire”. Une seule personne sur 673 a évoqué la laïcité », un sujet pourtant chaud qui fait toujours beaucoup couler d’encre.

M. Trudeau a sans doute très hâte de passer à autre chose. Sa popularité, selon Ipsos, est maintenant deux points en deçà de ce qu’elle était au retour de son voyage en Inde.

Quelle « solution de rechange » ?

Cela dit, pour que les électeurs se détournent vraiment du gouvernement actuel au jour J, « encore faut-il qu’ils voient une solution de rechange, ce qui est loin d’être évident, particulièrement au Québec », relève François-Pierre Gingras, politologue, relevant que les chefs conservateur et néo-démocrate sont encore peu connus au Québec.

« En fait, ce qui m’étonne, moi, c’est qu’on parle tant et tant d’environnement et que les verts ne semblent pas récolter plus d’appuis. »

Si Jean-Herman Guay, professeur de science politique à l’Université de Sherbrooke, osait une prédiction, ce serait celle-ci. « L’automne venu, les citoyens risquent fort de se dire : “C’était quoi, déjà, l’affaire avec Lavalin ?” »

Aussi, à son avis, si la position à adopter sur le fond de l’affaire était si évidente, conservateurs et néo-démocrates l’auraient dit beaucoup plus clairement, eux qui, depuis une douzaine de jours, se contentent de critiquer la manière dont l’équipe de Trudeau serait intervenue.

« L’hésitation des conservateurs et des néo-démocrates à s’avancer davantage montre bien qu’il y a matière à discussion. »

C’est complexe et on en est encore à des mois des élections, ajoute-t-il. 

« Dans presque toutes les démocraties, l’électorat s’effiloche et fait son choix en fonction de son degré de détestation relatif envers chaque candidat. »

— Jean-Herman Guay, professeur de science politique à l’Université de Sherbrooke 

Alors que les partis se creusent la tête pour trouver de grandes idées fédératrices, des promesses qui séduiront l’électeur ou des crocs-en-jambe à donner à l’adversaire, au bout du compte, les électeurs ne regarderont que très globalement les programmes ou les controverses passées.

« Dans une étude, le politologue Vincent Lemieux relevait qu’au début du XXsiècle, les projets de loi tenaient sur trois ou quatre pages, fait observer M. Guay. Aujourd’hui, les projets de loi, les budgets, tout cela est d’une immense complexité, de sorte que c’est de plus en plus difficile à suivre pour les citoyens, y compris pour les politologues. »

On en est donc là, dit Claire Durand, « à tenter de caractériser les campagnes électorales, à tenter de savoir dans quels cas les électeurs changent d’idée ».

Ce n’est pas simple et Mme Durand réprime un petit sourire en voyant les uns et les autres y aller de prédictions hâtives. « Pour ma part, je ne regarde plus les sondages avant le début des campagnes. »

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