OÙ EST YOHANNA ?

LE PROCÈS

Trente-huit ans après la disparition de sa fille, Liliane Cyr cherche encore des réponses. Voici le deuxième chapitre d’une affaire non classée parmi les plus bouleversantes du Québec.

Liliane Cyr avait saisi un paquet de photos de sa fille Yohanna et les regardait une à une, sans oser relever la tête. Elle était pétrifiée. Son amoureux, l’Américain Ronald Guay, venait de lui avouer qu’en son absence, l’enfant de 18 mois s’était noyée dans la baignoire. Dans l’esprit de Lilly, les questions se bousculaient. Dans son cœur, la panique commençait à monter.

« Qu’as-tu fait de son corps ? », a-t-elle demandé à Ronald, cette nuit-là, dans un appartement de Boston. Elle n’a obtenu qu’une réponse vague : Yohanna avait été enterrée. La police de Montréal avait été avertie. « Je regardais les photos et je me disais : il faut que je retourne à Montréal. Il faut que je m’en aille. »

C’était le 29 août 1978. Lilly n’avait pas vu sa fille depuis deux semaines. Elle avait fait confiance à Ronald, qui avait proposé d’en prendre soin pendant la durée de son contrat de danse au bar de l’hôtel Carmen, aux Escoumins. Elle l’avait cru lorsqu’il lui avait dit avoir confié l’enfant à sa propre mère. Mais cette fois, c’était fini. Elle voulait fuir à tout prix. « Mais il avait mon billet d’avion. Je devais le reprendre, mais je commençais à avoir peur de lui. »

Lilly se sentait déraper sur une pente glissante. Elle se rendait compte que l’homme qui l’avait couverte de cadeaux, qui lui avait même parlé de mariage, avait d’autres plans en tête pour elle. « Je pense qu’il essayait de m’avoir pour me faire travailler dans la rue. Cela commençait à paraître. » Le doute s’insinuait dans son cœur : son amoureux était peut-être un proxénète.

Le lendemain, Ronald a déposé Lilly au bar Charly. Là-bas, la Montréalaise de 21 ans a eu un choc. Les danseuses étaient nues, contrairement à celles du Québec, où la loi les obligeait à porter une culotte et des cache-mamelons. « Quand j’ai vu les filles, j’ai dit non. Je ne suis pas capable. Je l’ai expliqué au gérant, qui a été correct avec moi. Je braillais. Il avait l’air de me croire, il m’a donné 100 $. »

Lilly est retournée auprès de Ronald. Elle lui a expliqué qu’elle ne pouvait pas rester à Boston, qu’elle était incapable de vivre dans cette ville qui n’était pas la sienne. Il lui a dit que si elle partait, ils ne se reverraient plus. Et lui a tendu son billet d’avion.

À l’aéroport, Lilly a sifflé trois verres d’alcool. « J’avais vraiment peur qu’il change d’idée, qu’il m’empêche de partir, que l’avion ne décolle pas. Je voyais ma vie se dérouler. Je me voyais embarquée dans le bateau pour vrai, il m’aurait forcée à faire des choses et je n’aurais rien pu faire pour ma fille. »

Lilly ne s’est jamais sentie aussi soulagée que lorsque l’avion s’est envolé en direction de Montréal.

***

Liliane Cyr n’a pas appelé la police. Pas tout de suite. Elle croyait pouvoir mener sa propre enquête. Elle a téléphoné à la morgue et dans les hôpitaux de Montréal, donnant chaque fois la description de Yohanna : une enfant métisse de 18 mois, mesurant 28 po et pesant 30 lb, aux yeux bruns et aux cheveux bruns frisés. Au moment de sa disparition, elle portait des bottines en cuir blanc et une barboteuse blanche à bordures à papillons verts.

Yohanna était introuvable. En désespoir de cause, le 5 septembre, Lilly s’est rendue au poste de police. L’accueil a été glacial. Après avoir écouté Lilly, le policier a lâché : 

— Écoute, on n’a jamais eu d’appel pour nous prévenir qu’un enfant s’était noyé dans son bain. Alors ton histoire, elle est cousue de fil blanc.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire qu’il t’a bourrée de menteries. Je ne sais pas ce que vous avez fait, mais…

— Excuse-moi, pas ce qu’on a fait, mais ce qu’il a fait avec ma fille. Moi, je veux ma fille !

Lilly a rempli un questionnaire de trois pages. Les enquêteurs ont fouillé son appartement de Saint-Laurent. Dans la chambre, ils ont découvert des traces de bagarre : un réveille-matin cassé, un trou derrière la porte. Lilly ignorait ce qui s’y était passé. Effrayée à l’idée d’habiter à l’endroit où sa fille s’était peut-être noyée, elle n’avait pas remis les pieds dans son appartement. Depuis son retour de Boston, elle logeait chez sa voisine, Mme Arseneault.

Le 8 septembre, les enquêteurs ont lancé un mandat d’arrêt contre Ronald Guay, qui était toujours à Boston. Les policiers ont demandé à Lilly de l’attirer à Montréal afin de pouvoir lui mettre la main au collet. « J’ai joué le jeu. Je l’ai joint, je lui ai dit que je m’ennuyais, que je ne pouvais pas vivre sans lui… »

Rainbow est tombé dans le piège. Un vendredi soir, sans s’annoncer, il a cogné à la porte de Mme Arseneault. Lilly, en pyjama, s’apprêtait à passer la soirée devant la télé. Elle avait perdu le goût de sortir dans les bars depuis la disparition de Yohanna.

Ronald a proposé à Lilly de l’emmener au motel. Elle a accepté en espérant avoir l’air détachée. En réalité, elle était terrifiée. Elle a réussi à prévenir sa sœur et à retenir Ronald sur place jusqu’à l’arrivée des policiers, une dizaine de minutes plus tard. Dix minutes qui lui ont paru une éternité.

« Je suis allée répondre aux policiers, je leur ai fait signe : “Dans la cuisine”, et je me suis enfermée dans une chambre. J’avais les deux mains sur la poignée et je poussais la porte de toutes mes forces. J’avais tellement peur ! » Même après l’arrestation de Ronald, il a fallu plusieurs minutes à Mme Arseneault pour convaincre Lilly que tout était fini, qu’elle pouvait sortir de la chambre. « Je tremblais comme une feuille. »

***

Liliane Cyr avait regagné son aplomb lorsqu’elle a été à nouveau confrontée à Ronald Guay, deux semaines plus tard, dans une salle froide et impersonnelle du palais de justice de Montréal. Incarcéré à Parthenais depuis son arrestation, l’Américain avait plaidé non coupable à l’accusation du rapt de Yohanna.

En ce 28 septembre 1978, il était déjà prêt à comparaître en procès. « À l’époque, on pouvait obtenir un procès en une semaine ou deux, explique Jacques Del Vecchio, l’ancien avocat de Ronald Guay. Cela s’appelait l’option magistrat. On se privait de l’enquête préliminaire et d’une certaine communication de preuves », mais cela permettait d’accélérer le processus, ce qui n’était pas négligeable pour des accusés incarcérés dans l’attente de leur procès.

L’enquête policière avait permis d’établir que Ronald Guay était un faux nom, sous lequel l’accusé avait ouvert un compte bancaire à Montréal. L’Américain de 29 ans, originaire de Washington, s’appelait en réalité Aaron Lewis. « Il venait au Québec une fois de temps en temps. Il avait toujours sa baguette de pool. Il essayait de faire de l’argent en jouant au billard », se rappelle Mario Morroni, l’un des enquêteurs au dossier à l’époque.

Au procès, Lilly était certaine d’obtenir justice. « J’étais sûre, sûre, sûre qu’il se ramasserait en dedans. » Mais plus les heures s’écoulaient, plus sa confiance s’effritait.

Aaron Lewis niait tout. Il n’avait jamais proposé à Lilly de garder sa fille pendant son séjour aux Escoumins, du 15 au 18 août. Comment l’aurait-il pu ? Le couple s’était querellé la veille et il avait quitté l’appartement en claquant la porte. Lilly était bien allée le rejoindre à Boston le 29 août. Mais là-bas, il ne lui avait jamais parlé du bébé, encore moins de noyade et de baignoire.

« On n’avait pas d’autres témoins, on n’avait rien, dit Mario Morroni. Nous, on s’était fiés à elle. Elle disait qu’il était la dernière personne à avoir vu l’enfant, qu’il était parti avec l’enfant. C’est la raison pour laquelle on avait porté des accusations. »

Mais le témoignage de Lilly ne suffisait pas au juge Jean Goulet, de la Cour supérieure, d’autant que sa version des faits n’était corroborée par aucun autre témoignage. « Mon collègue, le juge John O’Meara, disait souvent, avec raison, qu’il est préférable de remettre un criminel en liberté que de condamner un innocent », a conclu le juge Goulet avant d’acquitter Aaron Lewis.

Lilly était anéantie. Et furieuse. Quand deux employés ont voulu l’escorter vers la sortie, elle a rugi : « Ne me touchez pas, sinon, je vous jure, je ne réponds plus de mes actes ! » Le 29 septembre, le Journal de Montréal a publié une photo de la jeune femme quittant le palais de justice « après avoir versé de chaudes larmes », un policier sur les talons.

Le 4 octobre, coup de théâtre : Aaron Lewis est arrêté de nouveau et accusé, cette fois, de parjure. « C’est comme si on avait voulu recommencer son procès d’une autre façon, en utilisant le parjure, parce qu’on n’était pas content de son acquittement », se souvient Me Del Vecchio.

Lilly a maintenu la version des faits qu’elle avait livrée lors du premier procès, mais en y ajoutant beaucoup plus de détails. Selon une dépêche du Montréal-Matin, Me Del Vecchio « s’est livré à un contre-interrogatoire tellement serré de Liliane Cyr qu’on a parfois eu l’impression d’assister au procès de cette dernière ».

Lilly était mortifiée. « On me regardait comme si j’étais l’accusée. L’avocat riait pratiquement de moi. Il avait un gros sourire dans le visage. » Sans se souvenir des détails du contre-interrogatoire, Me Del Vecchio explique qu’il avait « un travail à faire. Mon rôle, c’était de ne pas laisser mon client se faire crucifier ».

Le juge Albert Ouellette a mis l’affaire en délibéré. « C’était un juge sérieux, cérébral, se rappelle Me Del Vecchio. Cela a dû l’achaler. Il a dû se dire : si je l’acquitte, ce que je devrais probablement faire, on ne saura jamais où est cet enfant-là. »

Aaron Lewis a été acquitté le 16 novembre, pour la deuxième fois. « On n’a jamais poussé plus loin. On n’a jamais appelé aux États-Unis pour faire un suivi, dit l’enquêteur Mario Morroni. Le dossier a été fermé. Pas complètement, mais il est resté en suspens. Cela s’arrêtait là. »

Pour Lilly, ça ne pouvait pas s’arrêter là. Ça ne pourrait jamais s’arrêter. Mais c’était aussi un autre début. Pendant le procès, elle avait appris qu’elle était enceinte à nouveau.

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