Chronique

La justice après #moiaussi

Si elle recevait 1 $ chaque fois qu’on lui dit que la culture du viol n’existe pas, Suzanne Zaccour croit qu’elle pourrait à elle seule mettre fin au sous-financement des centres pour femmes violentées.

Juriste et militante québécoise au brillant parcours, Suzanne Zaccour, 25 ans, est doctorante en droit à la prestigieuse Université d’Oxford, après avoir fait une maîtrise à Cambridge. Ses recherches portent sur la façon dont le droit conçoit et comprend les violences sexuelles. Elle vient de publier l’essai provocateur La fabrique du viol (Leméac), qui aborde de front le problème de la culture du viol, les limites du droit, la crédibilité des victimes et l’enjeu du consentement.

La fabrique du viol jette un regard critique sur le débat de société enclenché par le mouvement #moiaussi et nous invite à l’approfondir, en dépit des malaises qu’il provoque. Dès les premières pages, Suzanne Zaccour avertit le lecteur qu’il lui faudra être prêt à sortir de sa zone de confort. « On va parler de la culture du viol, un concept qui fait peur, mais que nous apprivoiserons ensemble. On va parler de nos réflexes misogynes face aux victimes, et de ce qu’il faut faire pour les désamorcer. On va se regarder en face et dénombrer les manières dont nous protégeons les violeurs sans même nous en rendre compte. »

Même si le mouvement #moiaussi a contribué à éveiller des consciences et que Suzanne Zaccour se réjouit de la mise en place par Québec d’un comité d’experts pour améliorer l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles, il serait bien sûr illusoire de considérer que tout est réglé et que justice est désormais rendue dès lors qu’une plainte est déposée. Il serait tout aussi illusoire de croire que les mythes entourant le viol ont été déracinés.

Si quelques agresseurs célèbres ont dû faire face à la justice et ont perdu certains privilèges dans la foulée de #metoo, la portée du mouvement reste limitée.

« Les dénonciations sont typiquement sans conséquence – un violeur avoué peut être élu président des États-Unis. »

— Suzanne Zaccour

Un des mythes déboulonnés dans La fabrique du viol, c’est celui qui nous porte à croire que le droit a le monopole de la vérité en matière d’agressions sexuelles. « C’est comme si on avait décidé d’un commun accord sociétal que le viol est exclusivement une question pour le droit. »

Selon le scénario idéal, la « bonne victime » porte plainte à la police, son agresseur est condamné à la prison et c’est la fin de l’histoire. Or, souligne l’autrice, moins de 20 % des plaintes à la police pour agression sexuelle mènent à des poursuites criminelles, et moins de 10 % à une condamnation. Ce qui ne veut pas dire pour autant que 90 % des victimes déclarées ont fait de « fausses plaintes » – le fait est qu’une personne a plus de chances d’être frappée par la foudre que d’être faussement accusée de viol.

« Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de poursuites que ça ne s’est pas passé ! Il se peut que la personne qui a pris cette décision l’ait fait sur la base de stéréotypes sexistes. Il se peut encore qu’elle croie les victimes, mais sait qu’un jury ne va pas les croire. »

En matière criminelle, il faut une preuve « hors de tout doute raisonnable » pour justifier une condamnation, rappelle la juriste. Comme beaucoup de choses peuvent être à la fois vraies et indémontrables, un accusé peut être acquitté alors qu’il est coupable. « Lorsqu’on apprend qu’une victime qui a dénoncé son agresseur publiquement n’a pas obtenu raison en cour de justice, il ne faut pas penser que le droit a établi qu’elle mentait. Tout au plus, le droit n’a pas de preuve assez solide pour justifier une condamnation. Mais on n’a pas fait la preuve que l’agresseur est innocent. »

Si la vérité juridique doit bien sûr être respectée dans le cadre du processus judiciaire, il serait injuste d’exiger des victimes qu’elles se limitent à cette voie. Outre le fait que le droit n’est pas infaillible, elles peuvent avoir de très bonnes raisons de ne pas vouloir s’en remettre au système de justice. Parce qu’elles risquent d’être revictimisées par la police. Parce qu’elles ne veulent pas se soumettre à un processus intimidant où elles seront interrogées à répétition. Parce qu’elles ne veulent pas que leur agresseur soit en prison.

La présomption d’innocence, un principe fondamental du droit criminel dont personne ne remet en question l’importance, ne doit pas servir à culpabiliser les victimes à qui le système n’a pas rendu justice, souligne Suzanne Zaccour. Elle ne doit pas non plus servir à diaboliser les victimes qui font des dénonciations publiques dans les médias.

« Décrier les dénonciations publiques, ce n’est pas protéger la présomption d’innocence. C’est garantir l’impunité aux violeurs. » — Suzanne Zaccour

Ces dénonciations publiques, le plus souvent soumises à des enquêtes journalistiques sérieuses, ne sont pas le « bûcher » que certains décrient. Que ce soit dans l’affaire Weinstein ou dans l’affaire Rozon, on a vu au contraire comment cela faisait œuvre utile, en encourageant d’autres victimes à briser le silence et en ébranlant la culture de l’impunité. Même dans les cas où une dénonciation publique ne mène à aucune accusation criminelle, un processus sain de recherche de la vérité est souvent enclenché.

Loin d’être uniquement l’affaire du système judiciaire, la justice après #moiaussi est aussi une responsabilité collective. « C’est à nous collectivement de dire : s’il n’y a pas de sanctions judiciaires, on peut donner des sanctions sociales. C’est tout à fait normal que les milieux de travail ou les universités prennent des mesures et disent : “Nous, on va sanctionner.” »

Pour l’heure, le « bûcher » n’est pas celui qu’on croit. « On connaît plein de femmes qui ont quitté un emploi ou qui n’ont pas fini leurs études en raison d’agressions ou de harcèlement sexuel. Personne ne dénonce le fait qu’on est en train de les envoyer au bûcher. Alors qu’elles sont innocentes, ce sont elles qui se ramassent avec des sanctions. » Parce que ne rien dire et ne rien faire dans de tels cas, c’est sanctionner les victimes. C’est aussi envoyer comme message aux agresseurs qu’ils peuvent continuer à agresser en paix.

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