Chronique

Désolé d’être défaitiste

Ma chronique du 29 août dernier sur le réchauffement climatique m’a valu de nombreuses tomates. C’est dans cette chronique que j’expliquais pourquoi je crois que nous sommes cuits, pourquoi je crois que nous, les humains, n’allons pas stopper ce réchauffement.

Le ton des répliques n’était pas de l’ordre de « Vous êtes un sale con », mais plutôt du type « Vous me décevez, monsieur Lagacé, et votre défaitisme me déçoit »…

Je basais très largement la chronique « Je ne veux pas me mentir » sur les observations d’un écologiste britannique de la première heure, Mayer Hillman, pour qui « We’re doomed », nous sommes condamnés : le point de non-retour est déjà dépassé, disait-il au journal The Guardian : « Même si le monde réduisait son empreinte carbone à zéro, ça ne changerait rien : nous avons dépassé le point de non-retour. »

La chronique, c’était ça, au fond : le point de non-retour est dépassé. Et l’organisation politique des humains est trop échevelée pour renverser la vapeur.

Un chouia plus optimiste, le secrétaire général de l’ONU António Guterres a déclaré lundi que l’humanité disposait de deux petites années pour éviter la catastrophe.

« Si nous ne changeons pas de trajectoire d’ici 2020, nous risquons de rater le moment où nous pouvons encore éviter un changement climatique incontrôlable, avec des conséquences désastreuses pour les individus et tous les systèmes naturels qui nous soutiennent. »

Deux ans ?

Comme a dit le grand homme : vaste programme !

***

Je suis désolé d’être défaitiste. Mais il reste deux minutes au match et le réchauffement mène 125 à 0. La défaite est inévitable.

Le premier Sommet de la Terre a eu lieu en 1972, il y a 46 ans. La grande conférence de Rio, en 1992. Kyoto, c’était en 1997. Le prix Nobel de la paix à l’ex-VP américain Al Gore (devenu évangéliste du réchauffement) et aux scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), il y a 11 ans…

On sait que le climat se réchauffe et on ne fait rien depuis près de 50 ans. Rien ? Enfin, pas assez. Kyoto, ce n’était pas assez. Paris (2015), ce n’est pas assez.

On sait, mais on croise les doigts. On navigue à l’aveugle. François Delorme, économiste à l’Université de Sherbrooke et collaborateur du GIEC, l’a bien résumé dans une tribune publiée par Le Devoir : il parle de « court-termisme ».

« La question environnementale ne s’est pas arrimée dans le cerveau humain, écrivait le professeur Delorme. Trop loin dans le temps, trop distante de soi, trop immense pour qu’on puisse individuellement y faire quoi que ce soit… »

C’est exactement ça : on sait que la menace existe. C’est partout, tout le temps, dans les médias, partout. Mais on n’en saisit pas l’urgence, parce que trop vaste, parce que trop distante de soi…

On se dit que, oui, c’est terrible de penser qu’en 2100, le climat se sera probablement réchauffé de 2 degrés – peut-être plus près de 3 – et que ce sera épouvantablement difficile de vivre ici-bas. Ça commence à l’être. Mais c’est encore vivable, enfin pour la plupart d’entre nous, on s’habitue, comme la proverbiale grenouille dans la casserole d’eau qui bout…

Mais l’an 2100, c’est dans 82 ans.

Et 82 ans, c’est salement « loin dans le temps, distant de soi ». On sera à peu près tous morts.

Entre-temps, eh bien entre-temps, il y a la vie et ses impératifs. Le quotidien. Payer l’hypothèque. Aller travailler. Préparer le souper. Choisir le kit d’outdooring de l’été 2019, fabriqué en Chine et installé par un magasin qui veut accroître son chiffre d’affaires pour agrandir l’entrepôt en 2020. Déposer le petit à l’aréna. Non, personne ne veut tuer la planète, mais nous le faisons tous, simplement en participant au système.

Je sais, je sais, je vous entends d’ici : la décroissance !

Il faut sortir de l’économie de marché !

Ça n’arrivera pas. La décroissance, c’est pour les autres, vous le savez. Ah non, ce n’est pas pour les autres ? OK. Mais disons que ce n’est pas pour les masses. Voyez plutôt : des groupes comme Équiterre, la Fondation David Suzuki et Greenpeace ont envoyé un questionnaire aux partis politiques québécois, pour faire un classement des partis les plus verts…

Et ?

Et les deux partis les moins verts sont ceux qui ont le plus de chances de gagner les élections. CAQ et PLQ.

D’ailleurs, question plate : pourquoi personne ne vote Parti vert, si le réchauffement climatique est si préoccupant pour un si grand nombre de citoyens ?

La décroissance est une idée formidablement humaine. Mais c’est un concept qui meurt à la lueur du jour, qui se ratatine dans la réalité politique. Pourquoi pensez-vous que Justin Trudeau a acheté un pipeline rouillé de 4 milliards, au juste ?

Parce que M. Trudeau a beau se poser comme le champion de l’environnement, reste qu’entre-temps, il y a la politique et ses impératifs…

Il y a des milliers de jobs qui dépendent du pétrole de l’Alberta. Et l’économie canadienne a besoin du pétrole de l’Alberta.

Je suis sûr qu’en son for intérieur, Justin Trudeau sait que le pétrole de l’Alberta, comme celui de Terre-Neuve, c’est mauvais pour la planète. Il sait qu’il faut cesser l’exploitation pétrolière.

Sauf que les prochaines élections fédérales sont dans un an, pas 82. Et M. Trudeau souhaite être réélu. Il a moins de chances d’être réélu s’il sacrifie le pétrole albertain pour sauver la planète.

Et il sera mort dans 82 ans. Comme ceux qui vont voter le 21 octobre 2019.

***

On peut blâmer nos gouvernants pour le manque d’ambition en matière de climat, pour le « court-termisme » qui préside aux mesures timides pour combattre le réchauffement climatique, ici et ailleurs. On peut.

Mais nous, nous tous, notre responsabilité, elle est où ?

C’est facile de dire moi, moi, moi je veux sortir du carbone…

Mais levez la main, ceux qui sont prêts à payer 47 cents de plus pour le litre d’essence, dès demain matin…

Pourquoi 47 cents ?

Car les économistes comme le professeur Delorme estiment qu’il faut taxer le carbone à hauteur de 200 $ la tonne, comme mesure d’atténuation. Principe de pollueur-payeur, au fond. À 200 $ la tonne, ça se traduit par une hausse du litre d’essence de 47 cents.

Alors, qui a encore la main levée ?

C’est ce que je pensais : vous êtes assez nombreux pour faire un meeting sur la banquette arrière d’un Hummer.

Je l’ai écrit au début de cette campagne dont l’écologie est en rôle de soutien sur la scène des hochets électoraux : les politiciens, ils nous connaissent mieux que nous-mêmes. 

S’il y avait vraiment une masse critique pour une réforme majeure de l’économie, pour un abandon immédiat du carbone, cela figurerait au centre des promesses des partis.

Ce n’est pas le cas.

Le « marché » pour cette idée-là est trop petit. Et quand il sera immense…

Ce sera trop tard.

Est-ce que ça veut dire qu’il faut s’acheter des Hummer et cesser de composter ?

Non.

Je suis furieusement en faveur de la concentration de nos actions environnementales sur ce qui n’est ni trop distant dans le temps ni trop loin de soi. Sur l’ici, le tout-près-d’ici, maintenant et demain.

C’est la méthode Luc Ferrandez que je vous décris là, au fond. Devenu maire du Plateau, il a bien vu qu’un plan de transport intelligent pour la région métropolitaine ne viendrait jamais. Ferrandez a bien vu que les forces qui poussent à toujours continuer de bâtir des condos et des maisons loin de Montréal, pour des gens qui travaillent à Montréal, sont trop puissantes…

Le fermier veut vendre ses terres que n’exploiteront pas ses enfants et le promoteur veut les acheter.

Le maire du 450 veut les taxes qui viennent avec des quartiers de bungalows et peut-être même qu’il connaît bien le promoteur, peut-être que le promoteur lui a donné des billets pour le dernier show de Céline Dion…

La jeune diplômée et son conjoint forment un couple qui veut une qualité de vie loin des périls de la ville sale où ils travaillent tous les deux, ils rêvent d’une maison pas trop taxée, piscine dans la cour et – oui, oui – kit d’outdooring

Ils achètent un bungalow neuf sur une terre où poussaient jadis des concombres ou du maïs.

Alors, enweye le deuxième char, enweye le mode de vie pressé-pressé, pris dans le trafic, enweye les autoroutes jammées à 15 h 15 ; enweye, prends un raccourci par une rue du Plateau à 17 h 07 pour rejoindre la 40 plus vite afin de sauter dans la piscine, question de déstresser du trafic et de cette vie de fou…

C’est à ça que Ferrandez a dit non, assez, non, notre quartier n’est pas un raccourci.

Il savait que Québec n’interdirait jamais la construction des océans de bungalows au nord de Saint-Jérôme. Il a donc interdit de tourner à gauche ici, changé un sens unique ici, fermé une rue là-bas. Il a agi localement et furieusement parce que globalement, ça n’arrivera jamais.

Et « globalement » ici, c’est juste à l’échelle métropolitaine, c’est juste juguler l’étalement urbain dans la région de Montréal. Imaginez, à la véritable échelle globale, celle de la planète, la complexité de sortir du carbone… Demain matin.

Bref, concentrons-nous sur notre quartier, notre ville. La rivière, le lac, le fleuve, l’air de notre coin de pays.

Plus de Hells en prison quand ils déversent des terres contaminées dans la nature.

Moins de subventions aux pétrolières.

Une autre ligne de métro.

Plus de compost, pour éviter de contaminer les nappes phréatiques ; moins de chars en ville, parce que ce sera plus vivable ; des rues – oui, des rues entières – réservées au vélo, parce que c’est bon pour le cœur et que le char ne devrait pas être roi de la ville…

Ces choses-là.

Agissons sur ce qui est tout près, sur ce qui est possible.

Ce sera déjà beaucoup.

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