SEX GARAGE 25 ANS PLUS TARD
Un point tournant pour la communauté LGBT
La Presse
Il était 4 h du matin, et 400 personnes faisaient la fête dans le loft de Nicholas Jenkins, rue De La Gauchetière, à l’angle de la côte du Beaver Hall. Cinq policiers sont alors débarqués et ont mis fin à la fête en raison d’une plainte pour bruit, un prétexte démenti par la suite.
« Ils étaient très civilisés. Mais je pense qu’ils ont vu des gens bizarres : une
contorsionniste avec un serpent, des travestis, des femmes avec des gais. Ça en a probablement enragé quelques-uns », avance-t-il.À l’époque, Nicholas Jenkins organisait régulièrement des
privés pour la communauté gaie montréalaise. « Je trouvais que les bars étaient très ségrégués. Les gais n’allaient pas dans les clubs hétéros et les clubs gais ne laissaient pas entrer les femmes », explique le cinéaste new-yorkais. Rien n’indiquait alors que son Sex Garage du 14 juillet 1990 deviendrait le « Stonewall québécois », en référence aux émeutes de 1969 à New York déclenchées par un raid policier dans un bar homosexuel.La descente policière a dérapé quand les premiers fêtards sont sortis de l’immeuble. Une trentaine de policiers du poste 25 étaient alignés dans la rue, matraques à la main.
« Ils ont enlevé leur insigne devant nous. C’est là que j’ai réalisé que ce n’était pas normal », raconte la photographe Linda Dawn Hammond, dont les clichés publiés dans
ont été déterminants.Des fêtards ont montré leurs fesses aux policiers. La tension a monté d’un cran. « Il était évident qu’ils s’attaquaient à nous comme homosexuels. Ils simulaient des gestes vulgaires avec leur matraque en nous traitant de tapettes », devait déclarer un participant à
.Soudain, les agents ont chargé la foule. La jeune photographe a été prise au piège. « Ils étaient vraiment cruels. J’étais horrifiée », se souvient Linda Dawn Hammond. Devant elle, une femme se faisait rouer de coups. « Elle ne pouvait pas mettre ses mains devant son visage pour se protéger. » Alors que la confusion était à son comble, la photographe a réussi à donner deux rouleaux de pellicule à un ami. « J’avais une obligation de préserver les photos, de montrer ce qui se passait. » La jeune femme mitraillait la scène quand elle a reçu des coups de matraque sur les genoux et les mains. Une chose l’obsédait alors : protéger son appareil, témoin de la violence policière.
« J’étais désorientée. Tout était noir. J’ai lancé mon appareil sur la chaussée et j’ai crié aux gens de le ramasser. »
— Linda Dawn Hammond
Tout près, un homme se faisait passer à tabac par un policier. Encore sonnée, elle a pris ses jambes à son cou et récupéré son précieux appareil. Linda Dawn Hammond s’est ensuite rendue à
en pleine nuit pour développer ses photos, qui seront publiées dans le numéro du lundi. Huit personnes ont finalement été arrêtées. Mais le pire restait à venir.Quelques heures plus tard, 200 gais et lesbiennes ont manifesté dans la rue Sainte-Catherine, dans le Village, pour exiger le retrait des accusations. Dès le lendemain, ils sont revenus à la charge. Linda Dawn Hammond a alors lancé l’idée d’organiser un « kiss-in » devant le poste de police 25.
En plein jour, plus de 200 homosexuels se sont embrassés devant les forces de l’ordre à l’intersection du boulevard De Maisonneuve et de la rue Saint-Mathieu. Tous les médias étaient sur place. « Ç’a été un choc. Je n’avais jamais pensé qu’ils nous attaqueraient », se souvient-elle, choquée.
« Ils nous ont dit qu’ils frapperaient la personne à côté de nous si nous ne bougions pas. C’était terrible. Je me suis sentie comme un animal dans un abattoir. »
— Linda Dawn Hammond
Les manifestants, assis sur la chaussée, scandaient en chœur « Pas de violence », mais chaque fois avec moins de conviction. « Les agents ont mis des gants de latex à cause du sida. Puis, rangée par rangée, ils ont commencé à nous frapper. » Nicholas Jenkins était là, sous le choc. « Ils ont fait ça devant tous les médias. C’était vraiment une indication de leur homophobie d’avoir pu penser que c’était acceptable », s’exclame-t-il, révolté.
Linda Dawn Hammond a été jetée en cellule. « Les policiers avaient mis les
avec les gars. Beaucoup de gens étaient blessés. Une fille avait une marque de botte sur le visage. » La photographe s’en est tirée sans accusation, mais avant de quitter le poste, un policier l’a menacée de l’enfermer « durant des mois » s’il la revoyait. Au total, 48 personnes ont été arrêtées dans la rafle et un jeune homme a été hospitalisé pour une blessure à un testicule. Seuls deux policiers recevront des sanctions disciplinaires.Dans les semaines qui ont suivi, la communauté LGBT s’est mobilisée et a organisé des collectes de fonds pour appuyer les accusés lors de leur procès. Pour la première fois, « on parlait d’égalité et de défense de nos droits », explique Éric Pineault, président de Fierté Montréal. « Dans les années 80, l’épidémie du sida a monopolisé les forces militantes de notre communauté. Il y avait beaucoup de morosité. » Il n’y a pas de doute, selon lui : le Sex Garage et les manifestations qui ont suivi ont « permis de faire changer les choses ». L’année suivante, le festival Black & Blue et la Table de concertation des lesbiennes et des gais ont été lancés, suivis du festival Divers/Cité, en 1993. Les relations avec les forces de l’ordre se sont également améliorées.
Pour commémorer ce « moment important », Fierté Montréal invite toutes les victimes du Sex Garage à la levée du drapeau, le 12 août. La photographe Linda Dawn Hammond sera l’une des invitées d’honneur.
Toutefois, 25 ans plus tard, cet événement fondateur de la communauté LGBT reste peu connu chez les plus jeunes. « C’est très important de se souvenir d’où on vient pour savoir où on va », croit fermement Éric Pineault.