technologie

Piégé par son téléphone

Êtes-vous accro à votre téléphone ? Si oui, sachez que c’était le but des gens qui ont bûché jour et nuit pour concevoir Facebook, Instagram, WhatsApp, YouTube et d’autres applications. De plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à une révolution dans la façon dont la Silicon Valley se bat pour notre attention.

UN DOSSIER DE NICOLAS BÉRUBÉ

Un million de fois par année

L’utilisateur moyen tape, glisse ou place son doigt plus de 1 million de fois par année sur l’écran de son téléphone intelligent, selon une étude américaine. Cela va même jusqu’à 2 millions de fois pour les usagers extrêmes, qui représentent 10 % des utilisateurs.

Sean Parker n’avait pas envie d’être politiquement correct.

En entrevue avec le site d’information Axios, le milliardaire et premier président de Facebook, le « mentor » de Mark Zuckerberg incarné par Justin Timberlake dans le film The Social Network, a dit ce que tout le monde soupçonnait : le fait que des centaines de millions de gens soient accros à Facebook n’était pas un effet secondaire. C’était le but.

« Le processus de réflexion qui a mené à la création [de Facebook] était : “Comment pouvons-nous consommer la plus grande quantité de votre d’attention possible ?”, a dit Parker cet automne. C’est pourquoi il faut vous donner un petit coup de dopamine de temps en temps [sous la forme d’une notification], parce que quelqu’un a aimé ou commenté une photo ou un article, et ça va vous amener à diffuser plus de contenu, et ça va vous permettre d’obtenir plus de “j’aime” et de commentaires. »

Facebook est une immense boucle de rétroaction de validation sociale qui « exploite les vulnérabilités de la psychologie humaine », a-t-il dit.

Pour la petite histoire, ajoutons que les créateurs de Facebook n’ont pas songé ne serait-ce qu’un instant à l’impact qu’aurait leur invention sur les gens qui l’utilisaient.

« Dieu seul sait ce que ça [l’utilisation de Facebook] fait au cerveau de nos enfants… »

— Sean Parker

Bloquer l’invasion

Que Parker l’admette ne fait que confirmer ceci : l’usager moyen aux États-Unis passe près de 2 h 30 min à consulter son téléphone chaque jour, selon une étude de la firme dscout. Au bout d’une année, c’est l’équivalent de plus d’un mois passé à accorder chaque seconde son attention à son téléphone, 24 heures sur 24. Les Américains passent plus de temps à regarder leur téléphone qu’ils n’en passent en jours de vacances.

Devant cet assaut, la résistance commence à s’organiser.

Professeure à l’Université de Boston, Joelle Renstrom en avait assez de voir ses cours interrompus par la dépendance aux téléphones cellulaires de ses étudiants. Elle a commencé par établir une règle originale : les étudiants dont le téléphone interrompait le cours devaient se lever et danser devant tout le monde.

Le hic, c’est que cela transformait l’utilisation du téléphone en une farce. « Le téléphone en classe est vraiment ma bête noire, dit Mme Renstrom en entrevue. Mes étudiants sont informés en début d’année scolaire que c’est la façon numéro 1 de jouer avec mes nerfs. »

Plus tôt cette année, Mme Renstrom a donc distribué à ses étudiants des pochettes en tissu dans lesquelles ils devaient glisser leur téléphone lorsqu’ils entraient dans sa salle de cours. Chaque pochette était ensuite verrouillée par une attache magnétique semblable aux attaches antivol utilisées par les boutiques de vêtements. Lorsqu’ils quittaient la classe, les étudiants n’avaient qu’à utiliser une borne magnétique pour déverrouiller la pochette et sortir leur téléphone.

Fabriquées par la firme californienne YONDR, ces pochettes sont utilisées lors de certains spectacles : des humoristes comme Dave Chappelle, Chris Rock et Tracy Morgan les utilisent à chacune de leurs représentations. D’autres artistes comme Alicia Keys et Guns N’ Roses les emploient lors de certains concerts : lorsqu’ils regardent la foule, ils voient des visages, pas des téléphones.

Mme Renstrom a mené un petit sondage au début et à la fin du semestre. Au départ, 37 % des étudiants disaient être « fâchés ou agacés » par l’expérience. À la fin du trimestre, ils n’étaient plus que 14 % à être de cet avis. Les pochettes avaient été acceptées.

Kelly Taylor, porte-parole de YONDR, explique en entrevue que l’entreprise, créée en 2014, fait aujourd’hui affaire avec des artistes, des humoristes ainsi que plus de 500 établissements d’éducation aux États-Unis et au Canada, allant de petites écoles de 100 élèves à des polyvalentes de plus de 1400 personnes.

« Beaucoup d’écoles sont dans la région de Waterloo, en Ontario, où se trouvent plusieurs entreprises de hautes technologies », dit-elle.

Dans certaines écoles secondaires, dit-elle, les téléphones des élèves sont verrouillés dans la pochette durant toute la journée scolaire, de 8 h à 15 h.

« On pourrait penser qu’il y aurait beaucoup de résistance de la part des élèves, mais dans les sondages que nous menons auprès d’eux, ils admettent qu’ils sont capables de mieux travailler et de mieux se concentrer lorsque leur téléphone est verrouillé dans une pochette YONDR », note Mme Kelly.

Valeurs ou impulsions

Certains tentent plutôt d’attaquer le problème à sa base. L’un des critiques les plus ardents des efforts de la Silicon Valley est Tristan Harris. Ancien gestionnaire de produits chez Google, Tristan Harris est depuis parti en croisade contre les façons de faire de cette industrie.

« Le problème, c’est que nos téléphones intelligents ont cessé de nous aider à être plus productifs. »

— Tristan Harris

« Nous avons besoin que nos téléphones intelligents fassent passer nos valeurs – et pas nos impulsions –  en premier, a-t-il déclaré plus tôt cette année dans une conférence TED visionnée plus de 1,7 million de fois en ligne. Le temps des gens est précieux. Nous devrions le protéger avec la même rigueur que la vie privée et les autres droits numériques. »

D’ici là, chaque utilisateur de téléphone est laissé à lui-même. Récemment, le magazine de technologie Wired a suggéré une idée pas bien compliquée à ses lecteurs : désactivez toutes les notifications de votre téléphone.

« Vous découvrirez que vous ne vous ennuierez pas du flot d’alertes qui remplissent votre écran verrouillé, car elles n’ont jamais existé pour votre bénéfice, y lit-on. Elles existent pour que les marques et les développeurs d’applications puissent interrompre votre journée chaque fois qu’ils en ont envie. »

Quatre heures par jour

Combien de temps passez-vous chaque jour à accorder votre attention à l’écran de votre téléphone ? Cinq courageux volontaires ont accepté d’utiliser Moment, une application qui compile le temps d’utilisation du téléphone, même lorsque l’on consulte l’écran verrouillé. Voici leurs bilans après une semaine, accompagnés de leurs commentaires.

Véronique

Âge : 38 ans

Profession : coordonnatrice de direction dans le milieu événementiel

Utilisation moyenne : 1 h 43 min par jour

Utilisation maximale : 2 h 47 min

Commentaires : « J’utilise mon téléphone tout au long de la journée, souvent pour le travail, pour des périodes très brèves, une ou deux minutes. C’est sûr que de voir une utilisation de plus de deux heures et demie certains jours, ça me surprend. C’est dû au fait que j’ai la mauvaise habitude de parfois regarder Netflix dans mon lit le soir si je ne m’endors pas. En gros, ces chiffres ne me dérangent pas. Je trouve que c’est plutôt raisonnable, mon affaire. »

Jeanne

Âge : 18 ans

Occupation : élève au cégep

Utilisation moyenne : 3 h 22 min par jour

Utilisation maximale : 4 h 16 min

Commentaires : « Ces chiffres ne me surprennent pas. Je sais que j’utilise beaucoup mon téléphone. Je l’utilise surtout pour les textos, WhatsApp, Tumblr, Instagram… Au cégep, ç'a été plus difficile pour moi de me trouver des amis, alors je suis en contact sur mon téléphone avec mes amis qui sont ailleurs à Montréal ou bien qui sont à l’international. J’aimerais réduire mon utilisation, mais utiliser mon téléphone me permet d’être un peu moins déprimée et anxieuse. Ce n’est pas idéal, mais en ce moment, pour moi, ça fonctionne. C’est sûr que dans le futur, à 25 ans, je ne veux pas avoir la même utilisation qu’aujourd’hui. »

Judith

Âge : 43 ans

Profession : coordonnatrice dans le milieu des communications

Utilisation moyenne : 58 min par jour

Utilisation maximale : 1 h 57 min

Commentaires : « Je suis agréablement surprise, même soulagée. Je pensais que mon utilisation était plus élevée que ça. Il faut dire que je passe la journée devant mon ordinateur, alors mon téléphone devient un outil secondaire. À la maison, je fais un effort pour ne pas l’utiliser devant mes enfants, même si j’ai souvent le réflexe de le consulter quand je passe devant. J’ai désactivé les notifications sonores et les vibrations, sauf pour les textos et Messenger, alors j’ai l’impression que ça aide. La règle la plus importante pour moi, c’est pas de téléphone à table. »

Sébastien

Âge : 42 ans 

Profession : directeur, site d’informations

Utilisation moyenne : 3 h 13 min par jour

Utilisation maximale : 4 h 55 min

Commentaires : « Je ne suis pas étonné. J’utilise surtout mon téléphone pour mon travail. Ça m’aide à être plus productif. En même temps, il y a de la perte de temps aussi, du temps passé sur les réseaux sociaux… Une journée, j’ai utilisé mon téléphone une première fois à 6 h 06 du matin et une dernière fois à 21 h 53. Autant dire que je l’utilise tout le temps. C’est surtout par peur de manquer quelque chose d’important pour mon travail. Et j’utilise mon téléphone comme chronomètre lorsque je m’entraîne, donc ça fait monter les statistiques. En fin de semaine, mon utilisation diminue beaucoup, car j’ai de jeunes enfants. Et, en dehors d’une urgence, je n’utilise pas mon téléphone durant le souper. »

Mélissa

Âge : 38 ans

Profession : professeure de yoga et entrepreneure

Utilisation moyenne : 1 h 25 min par jour

Utilisation maximale : 2 h 8 min

Commentaires : « Ce n’est pas tant que ça ! J’ai un nouveau contrat et je suis souvent devant mon ordinateur, donc je pense que ça explique ces chiffres. J’utilise souvent Facebook, les courriels et Instagram, mais je ne me sens pas accro à mon téléphone. Mon attention va à mes jeunes enfants. Moi et mon mari n’avons jamais nos téléphones dans notre chambre à coucher, c’est sacré. Nous avons un bon vieux réveille-matin numérique. Je pense que si j’avais mon cellulaire à côté de mon lit, je serais plus tentée de passer du temps sur Facebook, et je sais d’expérience que j’aurais plus de mal à m’endormir ensuite. »

Curieux de connaître votre propre temps d’utilisation du cellulaire ?

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Le cellulaire en chiffres

UTILISATEUR MOYEN

2617

Nombre de fois par jour où l’utilisateur moyen tape, glisse ou place son doigt sur l’écran de son téléphone intelligent.

2,42

Nombre d’heures que l’utilisateur moyen passe à se servir de son téléphone chaque jour.

76

Nombre de séances distinctes d’utilisation du téléphone par jour pour un utilisateur moyen.

UTILISATEUR EXTRÊME

5427

Nombre de fois par jour où l’utilisateur extrême tape, glisse, ou place son doigt sur l’écran de son téléphone intelligent.

3,75

Nombre moyen d’heures que l’utilisateur extrême passe à utiliser son téléphone chaque jour.

132

Nombre de séances distinctes d’utilisation du téléphone par jour pour un utilisateur extrême.

Toujours mieux, la technologie ?

Dans une série d’expériences à l’Université de Princeton et à l’Université de Californie à Los Angeles, des étudiants choisis au hasard à qui l’on avait demandé de prendre des notes avec des ordinateurs portables dans une conférence ont eu une moins bonne compréhension que ceux qui ont pris des notes manuscrites, selon les résultats de tests que les deux groupes ont dû passer.

« Quand Facebook a commencé, des gens venaient me voir et me disaient : “Je ne suis pas sur les réseaux sociaux.” Et je disais : “OK, vous savez, un jour, vous le serez.” Et puis ils répondaient : “Non, non, non. J’aime mes interactions dans la vie réelle. J’aime le moment. J’aime la présence. J’aime l’intimité.” Et je disais : “Nous finirons par vous avoir.” »

— Sean Parker, premier président de Facebook, en entrevue avec le site d’informations Axios

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