Chronique

La vérité alternative d’Eva Bartlett

Si vous vous intéressez à ce qui se passe en Syrie, il y a de bonnes chances que vous soyez tombé sur une vidéo dans laquelle une jeune femme qui se présente comme une journaliste indépendante, en conférence de presse aux Nations unies, affirme révéler toute la vérité sur la guerre qui accable ce pays. Une vérité qui a été soigneusement travestie, selon elle, par tous les grands médias de la planète.

Elle s’appelle Eva Bartlett. Elle est canadienne. La conférence de presse a eu lieu en décembre, une dizaine de jours avant l’assaut final contre la partie rebelle d’Alep.

En réponse aux questions d’un confrère norvégien, Eva Bartlett affirme qu’il n’y a pas de guerre civile en Syrie, mais une intervention étrangère destinée à renverser le régime de Bachar al-Assad.

Qu’il n’existe aucune source fiable du côté rebelle d’Alep. Que le régime syrien ne bombarde pas de civils. À preuve : tous ceux qui réussissent à échapper aux terroristes d’Alep-Est lui ont dit n’avoir jamais été témoins de tels bombardements. Et enfin, que le président Bachar al-Assad est soutenu par une vaste majorité de Syriens, comme en font foi les résultats de l’élection présidentielle de juin 2014.

La jeune femme s’appuie sur ses séjours sur le terrain, mais elle n’a jamais mis les pieds du côté rebelle. Elle n’a eu droit qu’à un point de vue : celui du régime.

Je ne vous aurais probablement jamais parlé d’Eva Bartlett si cette brève vidéo n’avait pas fait un tabac sur l’internet. Partagée des centaines de milliers de fois, à partir de YouTube ou sur Facebook, elle a conféré à Eva Bartlett une notoriété internationale.

Et en cette époque où l’on ne sait plus comment démêler le vrai du faux, elle n’a pu que soulever quelques doutes sur la nature de ce terrible conflit.

Je ne vous aurais peut-être pas parlé d’Eva Bartlett, non plus, si elle n’avait pas tenu une série de conférences un peu partout au Canada, notamment à Montréal, où elle s’est arrêtée samedi dernier pour propager sa vision des choses.

Mais qui est au juste cette « journaliste et militante des droits humains » dont personne n’avait entendu parler avant que sa prestation à New York ne devienne virale sur le web ?

Eva Bartlett a fait ses premières armes en journalisme en couvrant la bande de Gaza pendant trois ans. Elle tenait alors un blogue au ton militant, InGaza, aujourd’hui transformé en site pro-régime syrien. Sur sa page d’accueil, elle affirme soutenir la Syrie contre une guerre « financée, armée et planifiée par les puissances occidentales et leurs alliés régionaux ».

Des journalistes qui l’ont croisée affirment qu’elle porte souvent, au poignet, un bracelet aux couleurs de la Syrie. Aucun journaliste digne de ce nom ne dira soutenir quelque régime que ce soit, ou quelque faction que ce soit. Et n’arborera les symboles de l’une ou l’autre partie…

Revenons à cette conférence de presse où Eva Bartlett apparaissait avec, en toile de fond, le logo de l’ONU. Ça donnait à l’événement une sorte de légitimité onusienne. Pourtant, il avait plutôt lieu dans les locaux de la délégation syrienne à l’ONU…

Kristoffer Ronneberg, le correspondant du grand journal norvégien Aftenposten qui apparaît sur la vidéo alors qu’il pose deux questions à Eva Bartlett, m’a raconté avoir compris, en parcourant le calendrier des événements onusiens ce jour-là, que l’ambassadeur de Syrie à l’ONU s’adresserait aux médias.

Il a été surpris de se retrouver plutôt devant un groupe de militants, incluant Eva Bartlett.

« Les Nations unies sont un lieu où l’on entend une grande variété d’opinions, mais ce que j’ai entendu ce jour-là dépassait toutes les bornes », dit-il.

Depuis, Eva Bartlett a refusé de nombreuses demandes d’entrevue. Y compris lors de son bref passage à Montréal, samedi dernier, où elle a prononcé sa conférence dans un hôtel du centre-ville, devant un groupe de 200 personnes, majoritairement des membres de la diaspora syrienne. « Elle n’aura pas le temps de vous parler », m’avaient avertie les organisateurs de l’événement. Elle consentira finalement à dire quelques mots à la fin de l’événement.

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Dans sa conférence, Eva Bartlett a insisté sur sa connaissance du terrain et ses conversations avec les Syriens croisés lors de ses voyages.

Ses conclusions : il n’existe pas de rebelles modérés en Syrie, ce sont tous des terroristes. Le « peuple syrien » soutient majoritairement Bachar al-Assad. Les médias tels que BBC, le New York Times ou Al Jazeera mentent quand ils parlent de la Syrie. Idem pour les organisations internationales comme Médecins sans frontières…

Parlant d’Alep, Eva Bartlett s’est beaucoup appuyée sur un voyage qu’elle avait fait dans la zone contrôlée par le régime, au début du mois de novembre, avec un groupe de journalistes de ces mêmes médias.

Vérification faite, ce voyage avait été tenu sous très, très haute surveillance. Les journalistes étaient escortés par des militaires et des agents du ministère de l’Information. Bonjour la spontanéité…

La Russie et le régime syrien avaient alors décrété un cessez-le-feu, si bien que le groupe de journalistes n’a pas été témoin de raids aériens sur Alep-Est. Ils ont par contre vu les attaques des rebelles sur la zone gouvernementale. Et les ont relatées dans leurs reportages.

Ce qu’ils n’ont pas rapporté, en revanche, ce sont les entrevues organisées par leurs « escortes », notamment avec des habitants ayant fui les quartiers rebelles.

Des entrevues où tous ces déplacés racontaient comment ils avaient fui les méchants rebelles. Ils remerciaient le gouvernement syrien pour ses bons services. Ils avaient encore des proches « de l’autre côté » – mais malheureusement, non, ils ne pouvaient pas donner leurs numéros de téléphone. Soit qu’ils les avaient égarés, ou que les téléphones ne fonctionnaient plus.

Pour les journalistes sérieux présents à cette séance d’entrevues, il était vite devenu évident que personne ne pouvait s’exprimer librement, devant la lourde présence des agents du régime. Seule Eva Bartlett s’est servie de ces entrevues comme des sources crédibles d’information… essentiellement parce qu’elles confirmaient ce qu’elle voulait bien entendre.

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Pour qui travaille vraiment Eva Bartlett ? Lors de sa conférence, elle a confirmé qu’elle signait des chroniques dans Russia Today – un organe de propagande russe. Mais ce ne sont pas ses quelques blogues ou apparitions à la caméra de RT qui la font vivre, assure-t-elle. C’est plutôt grâce aux dons qu’elle reçoit à travers son site web qu’elle parvient à financer ses « reportages ».

Peu importe la source de financement, chose certaine, celui-ci s’inscrit à l’intérieur d’une vaste opération de propagande russo-syrienne destinée à redonner la légitimité au régime brutal de Bachar al-Assad.

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