Opinion Jean-François Chicoine

Lilliput à la pharmacie

Un nourrisson a subi une greffe de foie. Depuis 1986, près de 300 greffes hépatiques ont été réalisées à Sainte-Justine. La plus jeune greffée n’avait que 4 semaines de vie à son intervention.

Vous imaginez le génie de mes confrères pour arrive à faire cela dans un petit ventre ? Vous voyez l’investissement médical et sociétal nécessaire ? Enfin, vous mesurez le courage des parents contraints à s’imaginer leur petit aussi bien mort que vivant ?

Malheureusement, quelques mois plus tard, l’enfant est de nouveau hospitalisé pour un rejet aigu de son greffon.

À son admission, on constate que les concentrations sanguines du tacrolimus, un médicament pourtant capital pour que soit tolérée immunologiquement la greffe d’organe, sont carrément effondrées. Ouache, on dirait presque un mensonge homéopathique !

Que s’est-il donc passé pour qu’il en soit ainsi ?

Les soignants tergiversent, ils en arrivent à soupçonne la mère de l’enfant de ne pas lui avoir administré correctement ses médicaments préventifs. Ils songent à faire intervenir la protection de la jeunesse jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que… la concentration de la suspension de tacrolimus préparée pour le petit par la pharmacie communautaire n’était que le dixième de la concentration souhaitée.

Cette histoire, dont vous ne connaîtrez pas la fin, nous est racontée en réunion interdisciplinaire à Sainte-Justine. « Il ne s’agit pas de blâmer un pharmacien, entend-on, mais de réaliser collectivement qu’en l’absence de formes pharmaceutiques adaptées aux enfants, les pharmaciens, leurs aides, les médecins prescripteurs, les infirmières, les parents, tous, nous sommes exposés à des malentendus ou à des imprécisions. »

De Charybde en Scylla, quand ce n’est pas le bobo, c’est le pansement.

Écraser, séparer, diluer, agiter, la fabrication d’une potion personnalisée à des candidats de petits poids encore incapables d’ingurgiter des comprimés adultes prêts à servir, et qu’on appelle « une magistrale », exige des manipulations subtiles, au cas par cas, et où les défis multiples nous rapprochent de l’alchimie.

Au CHU Sainte-Justine, les pharmaciens prennent en charge autour de 3500 médicaments, dont 500 font l’objet d’une préparation magistrale pour un total de 200 000 préparations à livrer par année.

Chaque étape est documentée, photographiée, certaines manipulations sont confirmées par un lecteur à code-barres.

Encore ici, la violence des maladies d’enfants, petites ou grandes, nous transporte dans une sous-culture apparentée aux détresses adultes, mais décalée, singulière plus que miniature, qui oblige tout un chacun à un changement de lunettes dans sa manière habituelle de voir et de réagir.

De là, comme ailleurs, l’intérêt d’avoir sauvé l’unicité du CHU Sainte-Justine. Ouf !

Le Canada est un petit marché pour l’industrie pharmaceutique, les exigences réglementaires sont souvent perçues comme imprécises, les incitatifs sont pour ainsi dire absents et les remboursements publics, pas toujours au rendez-vous. Ainsi, de nombreux médicaments disponibles en solution orale pédiatrique aux États-Unis ou en Europe demeurent encore indisponibles chez nous.

En 2016 a vu le jour, au CHU Sainte-Justine, le Centre de formulations pédiatriques Goodman, un organisme à but non lucratif dont l’objectif ultime est d’améliorer l’accès à des médicaments adaptés aux enfants.

Sa mission me réjouit, il faut secouer l’industrie, Santé Canada et nos gouvernements afin qu’ils s’engagent concrètement en faveur des enfants.

Ma collègue pédiatre, Catherine Litalien, et Andrea Gilpin, doctorante en biochimie et biologie moléculaire, sont directrices du Centre.

« Le lévétiracétam, me rappellent-elles, pour contrôler l’épilepsie, des formules pédiatriques existent depuis 10 ans chez les Américains ! Depuis six ans aussi, on trouve de la 6-mercaptopurine liquide en Europe, alors que chez nous on continue de traiter la leucémie aiguë en exigeant des parents qu’ils sectionnent eux-mêmes les comprimés. »

Les médicaments pédiatriques ne représentent que 10 % du marché, ils coûtent plus cher à produire, c’est presque une chance que notre population soit vieillissante, les accommodations lilliputiennes exauçant pleinement les désirs de ceux qui mangent mou.

Comment avaler une pilule ?

Suivie d’une banane, ils disent chez les grands.

Pour leur part, les nouveau-nés acceptent sans rétorquer une formulation orale dans le coin de leur bouche. Une innovation germanique pourrait bientôt leur être adaptée, celle des mini-comprimés (minitabs) de 3 ou 4 mm. On attend aussi des pellicules à déposer sur la langue, comme ces plaquettes à la menthe contre la mauvaise haleine.

Entre 1 et 4 ans, les enfants sont les moins volontaires. Je leur prescris, j’avoue, des trucs franchement dégueu, de la clindamycine, de la prednisone et notre « plusse pire », du métronidazole, le Flagyl, dont le goût métallique rappelle celui qui vient à la bouche quand on colle sa langue sur un poteau l’hiver. Seules façons de faire passer cet antiparasitaire : dans un sandwich au Nutella ou avec de la tire d’érable.

D’autres médicaments comme le Biphentin ou le Vyvanse pour le contrôle du TDAH sont heureusement disponibles en granules saupoudrables ou solubles dans du yogourt.

Des enfants courageux sous chimiothérapie vont vous avaler sans misère des comprimés à 4 ans ! Bravo, la moyenne au bâton étant plutôt de 6-7 ans, après un bon entraînement avec des Tic Tac.

Mais les enfants terribles, opposants, anxieux, ceux qui dorment longtemps avec leurs parents et sont empêchés par eux d’expérimenter l’aventure de la vie, n’avaleront pas de pilules avant leurs… 12-14 ans !

Comme quoi, en pédiatrie, la tragédie humaine n’est pas toujours pharmaceutique.

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