Opinion

Ce qu'on ne sait pas du crucifix du Salon bleu

On entend souvent l’argument selon lequel le crucifix derrière le siège du président de l’Assemblée nationale devrait être maintenu en place parce qu’il serait un témoin de notre patrimoine collectif. Faible au mieux, malhonnête au pire, cette assertion courante mérite qu’on revienne sur la petite histoire de ce crucifix.

Je ne suis pas le premier qui en traite1, et sans doute pas le dernier, mais alors que le Québec s’engage à poursuivre ses débats sur la laïcité et la neutralité religieuse de l’État, certaines informations concernant le fameux crucifix du Salon bleu méritent d’être rappelées.

Alors que nos parlementaires viennent tout juste d’adopter à l’unanimité une motion qui verra à son retrait et à sa « patrimonialisation », ces quelques éléments demeurent pertinents pour bien ancrer cette prise de position.

Je rappelle que le 22 mai 2008, au terme d’un bref débat sur la réception ce jour-là du rapport final de la commission Bouchard-Taylor, les élus de l’Assemblée nationale ont adopté à l’unanimité la motion suivante : 

« Que l’Assemblée nationale réitère sa volonté de promouvoir la langue, l’histoire, la culture et les valeurs de la nation québécoise, favorise l’intégration de chacun à notre nation dans un esprit d’ouverture et de réciprocité et témoigne de son attachement à notre patrimoine religieux et historique représenté notamment par le crucifix de notre salon bleu et nos armoiries ornant nos institutions. »

Le lecteur minutieux du Journal des débats de cette journée observera qu’aucun député n’a même prononcé le mot « crucifix » avant qu’on entérine cette motion…

L’origine du crucifix

Nous savons maintenant que le crucifix entra dans l’enceinte du Parlement le 7 octobre 1936, sous le gouvernement de Maurice Duplessis. Le docteur Albiny Paquette, alors ministre sous Duplessis, écrit : « Quelques jours après mon assermentation […], je donnai instruction de placer le crucifix au-dessus des fauteuils du président de l’Assemblée législative et du Conseil législatif [l’ancien Sénat du Québec]. […] je voulais par ce geste, donner aux valeurs spirituelles et religieuses l’importance qui leur revient dans notre société chrétienne ».

Ce geste symbolique avait déjà été fait par le régime fasciste de Mussolini en Italie et allait l’être sous le régime de Franco en Espagne. Pour quiconque cherche à favoriser un vivre-ensemble pluraliste, je suggère fortement d’éviter de cautionner la préservation de symboles qui s’inspirent de telles pratiques.

Clairement, l’origine du crucifix au-dessus de François Paradis (soit l’actuel président de l’Assemblée nationale) avait pour vocation de symboliser les liens organiques entre le gouvernement et le clergé catholique. Il s’agit d’un geste politique délibéré. Dans ce contexte, vouloir préserver le crucifix au nom du principe de la laïcité, cela m’apparaitrait comme une bien drôle d’idée.

Le crucifix comme patrimoine

L’architecte de notre splendide édifice parlementaire, Eugène-Étienne Taché, n’a jamais imaginé placer de crucifix à cet endroit. Le cas échéant, ce symbole y aurait été installé dès la construction du bâtiment (entre 1877 et 1886). C’est notamment ce qui prévalut concernant les vitraux qui illuminent l’intérieur de l’hôtel du Parlement, ce qui en fait de véritables témoins de notre patrimoine collectif.

Par ailleurs, coup de théâtre, le crucifix qu’on retrouve actuellement au Salon bleu n’est pas celui d’origine !

Il date plutôt de 1982, œuvre de l’artisan Romuald Dion. Alors qu’on rénovait et restaurait l’enceinte du Parlement, René Lévesque avait accepté de remplacer l’ancien crucifix par celui-ci, fait d’acajou, qui s’harmonisait mieux avec le décor.

Ainsi, non seulement observe-t-on l’absence de crucifix à l’origine du Parlement, mais il y en a finalement deux qui ont fait leur entrée en 1936 ; alors que l’actuel crucifix que certains veulent préserver date de 1982.

Au nom de notre patrimoine collectif, il est effectivement avisé de procéder à une véritable « patrimonialisation » de l’objet, et ainsi l’exposer à l’extérieur du Salon bleu, le plus haut lieu symbolique de la vie politique nationale au Québec. On pourrait alors offrir une interprétation nuancée de son histoire et de sa trajectoire, le mettre à côté de son ancêtre datant de 1936 et, pourquoi pas, essayer de retrouver celui qui logeait dans l’enceinte du défunt Conseil législatif.

Cela ne mettra évidemment pas fin à nos importants débats de société concernant la laïcité. Mais cela m’apparaît tout de même être un pas dans la bonne direction pour être cohérent avec le principe de la laïcité, et pour éviter de donner l’impression que l’autorité du président de l’Assemblée nationale découle d’une certaine légitimité catholique.

* L’auteur est également membre étudiant de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes.

1 Le lecteur intéressé se référera à Jean-Guy Pelletier (1988), « Le crucifix à l’Assemblée nationale », Bulletin de la bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, 17 (3-4) : 7-8.

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