Léa Clermont-Dion

Être crue et entendue

Léa Clermont-Dion a coréalisé, avec son amoureux Gianluca Della Montagna, le documentaire T’as juste à porter plainte, sur le parcours judiciaire de victimes d’agressions sexuelles. Ce documentaire en trois parties est offert sur le site Noovo.ca ce mercredi et sera diffusé le 6 décembre à Canal Vie. L’ancien journaliste Michel Venne a été déclaré coupable en juin dernier d’agression et d’exploitation sexuelle sur la personne de Léa Clermont-Dion, qui avait 17 ans au moment des faits (il a interjeté appel de la décision).

Marc Cassivi : J’ai l’impression que le documentaire sert un double objectif : à la fois te réapproprier ta parole et aussi montrer que le parcours judiciaire peut être bien différent d’une personne à l’autre…

Léa Clermont-Dion : C’est tout à fait ça. Il y a quelque chose de fondamental à se réapproprier sa parole dans un processus judiciaire, parce qu’à partir du jour où tu portes plainte, on te fait comprendre qu’il vaut mieux ne pas trop parler, voire littéralement te taire. Quand on est agressé, malheureusement, il y a des systèmes de mise sous silence qui s’installent autour de toi. C’est vraiment un acte important pour moi de reprendre la parole, surtout que c’est un procès qui a été couvert largement. Je trouvais ça un peu frustrant parfois de ne pas pouvoir commenter ou nuancer. Alors la façon la plus directe pour moi de rétablir les faits et d’apporter les nuances qui manquent, c’est de donner le micro à des victimes sans a priori, dans une démarche sociologique, où on va colliger des données, faire des entretiens, et voir ce qui émane de ça. J’ai parlé à une trentaine de plaignants. Je me suis laissé emporter par les témoignages et j’ai été surprise par ce que j’ai entendu.

M. C. : Tout le monde n’est pas reçu de la même manière. Lorsqu’on fait cette fameuse déposition, la première plainte à la police, elle devient l’assise d’un éventuel procès. On sous-estime l’importance de cette première déposition.

L. C.-D. : Exactement. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait quand j’ai déposé ma plainte. Je ne savais pas qu’on allait se servir contre moi au procès des notes que prenaient les policiers. Ils sont revenus sur des virgules. C’est quelque chose qu’on ne sait pas, parce qu’il y a un manque de clarté dans l’éducation populaire. On a peu accès à ces informations-là.

M. C. : Est-ce qu’il y a, justement, un souci d’éducation populaire dans ton documentaire ?

L. C.-D. : Indirectement. Mon but n’était pas de faire la morale à qui que ce soit. Mais c’est vrai que j’avais besoin de faire œuvre utile. J’ai passé énormément de temps dans ce processus. Si je ne peux pas redonner au suivant, je manque le bateau. Je ne peux pas rester les bras croisés. Il fallait que je partage mon expérience.

M. C. : Même si ton parcours a été long, fastidieux, ardu, ton expérience avec les enquêteurs s’est très bien déroulée. Alors que pour d’autres – je pense notamment à cette victime qui s’est fait demander si elle avait eu un orgasme pendant son viol –, ce n’est pas ça du tout.

L. C.-D. : C’est une loterie. C’est ça, le problème. Si on veut améliorer réellement l’accompagnement des victimes, il faut davantage raffiner la formation continue de tous les intervenants du système de justice, que ce soient les policiers, les procureurs, les juges… Beaucoup de cette formation-là, à mon avis, devrait être axée sur la traumatologie. Lorsqu’on utilise un ton agressif lors d’un interrogatoire, il y a des effets délétères sur l’équilibre psychologique de la victime. Elle peut perdre pied, elle peut être revictimisée. Il y a des études qui le confirment. Quand un policier pose ces questions-là, c’est qu’il n’a aucune idée de la portée des mots et de l’impact que ça peut avoir sur un syndrome post-traumatique. C’est la même chose pour le contre-interrogatoire. Les avocats de la défense devraient se soumettre à une formation sur la traumatologie. Parce que de reprocher à une victime d’être une femme délurée, comme on l’a fait à Annick Charette, tu as beau avoir la juge qui dit que c’est un dérapage, les mots ont été dits en cour et c’est extrêmement dommageable.

M. C. : Est-ce que ce qu’on propose, un tribunal spécialisé par exemple, va justement faire en sorte que ce soit moins une loterie et que l’accueil des victimes, la façon dont elles sont traitées, soit plus uniformisé ?

L. C.-D. : Oui. Je ne suis pas nécessairement adepte de l’idée de rouvrir le Code criminel et de revoir le concept du « hors de tout doute raisonnable ». Ce n’est pas dans mes compétences, de toute façon. Mais j’ai lu le projet de loi et je constate qu’avec un tribunal spécialisé, on va renforcer la formation des intervenants et la poursuite verticale va faire en sorte qu’on va toujours avoir le même procureur au dossier et adapter les interrogatoires. Il faut saluer les améliorations. C’est majeur d’avoir un tribunal spécialisé. Il y a du chemin qui est fait. C’est historique.

M. C. : As-tu l’intention de poursuivre ta démarche au-delà du documentaire ou est-ce que ça boucle une boucle pour toi ?

L. C.-D. : Oui. Je suis en train d’écrire un essai sur le système de justice, axé sur l’accompagnement. Depuis les débuts de la démarche, j’ai tenu un journal de bord qui m’a inspiré cette réflexion un peu plus soutenue. C’est bien, le documentaire, mais on ne pousse pas non plus toutes les idées comme on le voudrait. C’est certain qu’il y a une réflexion intellectuelle qui va venir accompagner ça. Ça fait partie de ma réappropriation. Comme citoyenne, j’ai trouvé ça très instructif de constater comment tout ça fonctionne. En plus, il va y avoir l’appel. On n’est pas sortis de l’auberge !

M. C. : Ça te pèse davantage, que l’appel ait été jugé recevable la semaine dernière ? Ça met un bémol sur le jugement de première instance ?

L. C.-D. : De me faire croire, entendre, de façon si sérieuse par le juge, je l’ai vraiment apprécié. Il a salué mon courage. Il y a eu réparation. L’appel, c’est sûr que c’est chiant, puisque je suis un peu essoufflée par le processus, mais j’ai été crue. J’étais tannée que l’entourage de cette personne-là dise que je mens. De me faire traiter de salope, ça ne me tente pas. Ça a pris des proportions démesurées quand Lise Payette m’a contactée [pour me dissuader de porter plainte]. J’ai trouvé ça complètement surréaliste et navrant. Des gens en position d’autorité essayaient de me faire taire. Alors quand un juge, qui représente l’autorité, dit « je vous crois », ça fait un baume sur le cœur.

M. C. : Tu es une militante féministe depuis l’adolescence. Comment est-ce qu’on se remet d’une telle déception ?

L. C.-D. : Honnêtement, la colère n’a pas duré longtemps. Lise Payette, c’est une femme de sa génération. Il y avait là un conflit de générations. J’ai essayé de l’excuser parce qu’elle a fait beaucoup de choses importantes pour le Québec. J’ai préféré lui pardonner.

M. C. : C’est un rappel que la culture du silence est encore très forte…

L. C.-D. : Vraiment. C’est pour ça aussi que je me suis tenue debout. Parce que c’est quelque chose qui existe encore, la culture du silence, et ce n’est pas juste dans le milieu médiatique. Je ne sais pas si tu as lu le livre de Ronan Farrow [sur l’affaire Weinstein], mais c’est fascinant lorsqu’il raconte comment ce système-là, à Hollywood, a été mis en place. Il y avait des gens qui protégeaient les gens de pouvoir. Je pense que mon histoire est singulière en ce sens-là, parce que vous ne savez pas tout non plus, je n’ai pas tout dit dans le documentaire. Mais il y avait des gens de pouvoir qui protégeaient l’individu en question, alors qu’on savait qu’il y avait eu d’autres allégations, etc. C’est vraiment l’incarnation d’une certaine forme de boys club, incluant certaines alliées comme Lise Payette. Il y a une culture, un système qui protègent. Pour moi, il était aussi temps de dire que ça suffit de rejeter la faute sur les victimes.

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