INTIMIDATION

Le pari risqué des réseaux sociaux

Une mère du Tennessee a récemment mis en ligne une vidéo de son fils Keaton, en pleurs, dénonçant l’intimidation dont il faisait l’objet. L’enfant a bouleversé des millions d’internautes. Or, des accusations de racisme le placent maintenant, avec sa famille, dans l’embarras. Une question demeure, toutefois : l’utilisation des réseaux sociaux pour exposer une situation d’intimidation est-elle parfois souhaitable ?

UN DOSSIER DE JEAN SIAG ET D’ISABELLE AUDET

Une dénonciation à double tranchant

Indépendamment du fait que la mère de Keaton Jones soit accusée d’être raciste et d’avoir manipulé les médias avec la vidéo de son fils appelant ses intimidateurs à le laisser tranquille, l’histoire du jeune Américain soulève une question fondamentale : est-ce une bonne stratégie de faire une sortie publique sur les réseaux sociaux pour dénoncer des actes d’intimidation ?

L’affaire est finalement plus compliquée qu’on ne l’avait pensé, c’est vrai.

Keaton Jones a-t-il été intimidé parce qu’il a lui-même traité un enfant noir de « ni… » ? La famille Jones, photographiée avec des drapeaux des États confédérés et des armes à feu, est-elle raciste ? Le compte GoFundMe créé par Kimberly Jones au nom de son fils après la diffusion de la vidéo visait-il tout simplement à aider la mère de famille monoparentale à acheter des cadeaux de Noël à ses enfants ?

Mettons de côté ces nouvelles révélations. Sur le fond, que nous enseigne l’affaire Keaton Jones ? Est-ce une bonne idée pour des jeunes victimes d’intimidation d’utiliser les réseaux sociaux pour dénoncer leurs agresseurs ?

Isabelle Morin-Ouellet, professeure au département de criminologie de l’Université de Montréal et chercheuse à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, croit qu’avant d’en arriver là, les directions d’école et les parents concernés doivent se parler.

« Il doit y avoir eu des tentatives de la part des intervenants de l’école pour régler le problème, estime-t-elle. Mais si l’enfant est face à un mur, malgré le fait qu’il ait avisé un adulte ou un parent des gestes d’intimidation dont il est victime, on peut comprendre qu’il utilise d’autres stratégies comme les réseaux sociaux pour avoir un soutien social », dit-elle en insistant sur le risque que comporte cette stratégie.

Jasmin Roy, dont la fondation qui porte son nom lutte contre l’intimidation, abonde dans le même sens. « Avant d’utiliser vos enfants pour faire la démonstration de toutes sortes de choses sur internet, posez-vous la question : est-ce que moi-même, comme adulte, je me filmerais et je partagerais la vidéo de moi en train de pleurer parce que je vis une situation difficile ? »

Dans son cri du cœur, Keaton Jones n’identifie pas nommément ses agresseurs. Une bonne idée, selon Mme Morin-Ouellet. « S’il les avait nommés, c’eût été une grave erreur, parce que les intimidateurs sont tout de même de jeunes enfants. Le but devrait aussi être de changer leur attitude. »

« Lorsque des noms sont donnés, ça crée un cercle vicieux, parce qu’à ce moment-là, la victime d’intimidation exerce elle-même une forme d’intimidation. »

— Isabelle Morin-Ouellet, professeure au département de criminologie de l’Université de Montréal

Jasmin Roy est plutôt de cet avis. « Ça crée un mouvement de sympathie, mais il faut faire attention. On négocie avec des mineurs, et dans certains cas, à la suite de publications comme celle-là, les gens qui ont intimidé ont été ciblés par la suite. »

L’acteur et animateur québécois croit aussi que les parents ont le devoir de protéger leurs enfants lorsqu’ils vivent une situation comme celle-là. « Exposer son enfant en situation de crise comme ça sur les réseaux sociaux, je ne suis pas sûr que ça fait partie des bonnes compétences parentales. Qu’on le fasse témoigner quand ça va mieux, oui, mais dans une situation de crise, comme ça ? Ça devient un peu du spectacle », croit-il.

LES RÉSEAUX SOCIAUX COMME TERRAIN DE GUERRE

Est-ce qu’en occupant le terrain des réseaux sociaux, là où précisément de nombreux gestes d’intimidation sont faits, on n’a pas justement plus de chance d’avoir un effet dissuasif sur les jeunes intimidateurs ?

« Ça peut, répond prudemment Isabelle Morin-Ouellet. Chaque communauté, chaque école a son seuil de violence acceptable. Il se peut qu’une prise de parole comme celle du jeune garçon, qui a bien verbalisé son message, ébranle cette norme et amène les jeunes à reconsidérer leurs gestes. Surtout si, comme dans le cas de Keaton Jones, il reçoit le soutien de vedettes populaires. »

Évidemment, cette stratégie peut se retourner contre la personne intimidée. Dans certains cas, croit la criminologue, les intimidateurs pourraient redoubler d’efforts pour la « punir » en réaction à cette sortie.

« Mais il y a pire, note Mme Morin-Ouellet, qui a conçu l’an dernier une application mobile [+Fort] qui propose des stratégies adaptées aux différentes situations décrites par des victimes d’intimidation. Si un jeune prend la parole sur les réseaux sociaux et que son intervention ne soulève aucune réaction, comment va-t-il lui-même interpréter ce silence ? Il risque d’être encore plus découragé… »

Un jeune sur cinq est victime d’intimidation, rappelle Isabelle Morin-Ouellet, dont l’application +Fort a été téléchargée 3000 fois depuis son lancement. La chercheuse, qui étudie actuellement l’impact de l’intimidation sur la santé des jeunes (notamment le stress et l’anxiété), espère améliorer son application, qui devrait enfin être offerte sur la plateforme Android l’an prochain – en français et en anglais, avec la participation de l’organisme PrevNet.

Un programme de formation est également sur la table à dessin pour permettre aux éducateurs ou aux directions d’école de travailler avec les jeunes pour les aider à mettre en place des stratégies visant à mettre fin à des gestes d’intimidation. Un projet d’étude est actuellement en cours avec la Commission scolaire de Montréal (CSDM) pour « trouver les moyens appropriés dans le but d’aider les jeunes à initier ces changements ».

Jasmin Roy croit, lui aussi, à l’importance de « travailler sur les compétences émotionnelles et relationnelles des jeunes à l’école ». Mais il demeure optimiste. « Il reste encore beaucoup de travail à faire, mais il y a eu des pas de géant. Quand on voit la réaction du public à la suite de la publication de la vidéo, on voit que l’intimidation est rendue inacceptable dans notre société, ce qui n’était pas le cas à mon époque. »

L’histoire de Kevin 

Le garçon de 15 ans avait raconté sa propre histoire d'intimidation dans une vidéo. 

Inspiré par un mouvement de dénonciation mondial, Kevin Charlebois a voulu sensibiliser le public aux effets de l’intimidation en racontant sa propre histoire en vidéo il y a cinq ans. Sur une série de feuilles blanches, le jeune de 15 ans à l’époque a détaillé sept années d’exclusion et d’insultes. Traité de « gros », de « laid », de « dégueu », de « con », de « mammouth » et de « monstre », il a révélé avoir été malmené physiquement et psychologiquement par plusieurs élèves.

L’impact de son message a largement dépassé ses attentes : au total, près de 50 000 personnes ont regardé sa vidéo, qui a été retransmise sur plusieurs plateformes. « Je ne m’attendais pas à ça », résume le jeune homme qui a aujourd’hui 20 ans.

Lorsqu’on lui demande s’il suggérerait à d’autres jeunes de raconter leur histoire d’intimidation sur les réseaux sociaux, Kevin hésite. S’il a reçu le soutien de centaines de personnes et même reçu des messages d’excuses de quelques élèves, il raconte que certains internautes l’ont pris à partie. Quelques-uns des 572 commentaires sous sa vidéo, sur la plateforme YouTube, s’attaquent à son physique, à ses fautes d’orthographe, ou même à son choix d’utiliser des feuilles de papier pour raconter son histoire – une décision néfaste pour l’environnement, déplorent plusieurs.

« Haha tes drôle ta vidéo merdique sa fait pas pitier mon gros lard [sic] », écrit notamment un utilisateur qui se présente sous le pseudonyme de « Dorient le con ».

Messages haineux

Cette réaction des internautes à sa vidéo amène Kevin à s’inquiéter pour le jeune Keaton Jones, au Tennessee, ou pour d’autres jeunes qui voudraient dénoncer une situation d’intimidation sur les réseaux sociaux. « Il y a beaucoup de messages haineux. C’est 4 % des commentaires, mais ce 4 % fait un plus gros effet que les 96 % positifs. Ça fait mal. Ça a beaucoup plus de poids que tout le reste… »

« Il faut que tu sois prêt à recevoir des commentaires négatifs parce qu’internet, c’est une place négative. »

— Kevin Charlebois

Kevin souligne toutefois l’importance de parler d’intimidation. Avec les années, il dit avoir acquis la force nécessaire pour faire face aux remarques désobligeantes.

À l’occasion d’une récente campagne, la Fondation Jasmin Roy a diffusé des témoignages d’anciennes victimes d’intimidation sur les réseaux sociaux. « On a refusé certains cas parce qu’on sentait que l’enfant ou l’adolescent était trop vulnérable », précise d’ailleurs M. Roy. Le président de la Fondation explique préférer la diffusion de témoignages de personnes qui ne sont plus dans le milieu problématique afin d’éviter d’ostraciser des jeunes ou de compliquer la vie des jeunes victimes.

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