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Des subventions pour un espion

Un professeur de l’Université McGill a reçu des subventions d’un demi-million d’Ottawa avant que le FBI ne l’identifie comme un espion lié au développement secret d’une nouvelle génération d’armements chinois, a appris La Presse. Les États-Unis ont demandé son extradition en octobre, mais la demande est toujours « à l’étude ». Un dossier qui s’ajoute à celui de la directrice financière de Huawei, dont les procédures d’extradition pourraient durer 20 mois, a tranché hier la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

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Payé par Ottawa, appuyé par Pékin

Un professeur de l’Université McGill a reçu d’importantes subventions d’Ottawa avant que le FBI ne l’identifie comme un espion lié depuis une décennie au développement secret d’une nouvelle génération d’armements chinois, a appris La Presse. L’homme a même tenté de s’impliquer dans des projets névralgiques de l’Agence spatiale canadienne à Saint-Hubert, sans jamais être inquiété.

La présentation PowerPoint marquée du sceau « confidentiel » était saisissante. Des analyses des derniers modèles de missiles air-air japonais et américains. Des détails sur le chasseur F-35, l’avion de l’avenir de plusieurs pays de l’OTAN, dont le Canada. Des photos de satellites militaires, de systèmes de combat naval, de boucliers antimissiles : tous les engins de guerre les plus sophistiqués des États-Unis et de leurs alliés.

Puis, les plans d’une usine gigantesque en Chine où devaient être produits les circuits intégrés, ou puces électroniques, capables de rivaliser avec toute cette technologie.

Au bas, le nom du professeur Ishiang Shih, un spécialiste des semi-conducteurs qui était alors en poste à l’Université McGill, et celui de son frère, Yi-Chi Shih, un expert du même domaine installé en Californie. Et un message clair : « L’industrie des semi-conducteurs est l’une des forces clés d’un pays. Notre plan est de combler l’écart des capacités de la Chine. »

« Dominer le marcher. D’ici 2015, être numéro un en Chine. D’ici 2020, numéro un au monde », concluait le document, crée à une date indéterminée.

L’appui de Pékin

La présentation, déposée en cour à Los Angeles et obtenue par La Presse, a été saisie par le FBI dans le cadre de son enquête sur les frères Shih, tous deux nés à Taiwan, qui se sont établis au Canada et aux États-Unis à la fin des années 70.

Selon le FBI, les deux frères ont commencé à comploter en 2006 pour voler des technologies américaines strictement contrôlées et les exporter illégalement en Chine.

Leur but : bâtir une industrie des puces électroniques à haute puissance pour usage mixte, civil et militaire.

Les enquêteurs américains affirment que les deux frères avaient l’appui de Pékin, qui finançait l’opération et détenait une part importante de leur entreprise, à travers des sociétés paravents de recherche et développement de l’Armée populaire de libération chinoise.

Tant les États-Unis que le Canada restreignent sévèrement l’exportation de certains circuits intégrés de très haute performance qui peuvent avoir des applications militaires.

Or, pendant des années, alors que l’usine des frères Shih se développait discrètement à l’autre bout du monde, Ottawa finançait à hauteur de centaines de milliers de dollars les recherches d’Ishiang Shih sur les circuits intégrés, a pu constater La Presse.

Le résidant de Brossard a reçu plus d’un demi-million de dollars, seul ou dans le cadre de projets de groupes, de la part du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie. Les registres officiels montrent que l’argent lui a été versé entre 2009 et 2014, période où ses projets en Chine battaient leur plein, selon le FBI.

En 2015, Ishiang Shih et Yi-Chi Shih ont même répondu à un appel de propositions de l’Agence spatiale canadienne afin de développer les circuits intégrés haute performance de la prochaine génération de satellites canadiens RADARSAT, selon des documents judiciaires déposés en cour aux États-Unis. Ils avaient signé une entente de confidentialité avec le gouvernement canadien à ce sujet. Les deux frères n’ont toutefois pas remporté l’appel de propositions, puisque la soumission d’un groupe de chercheurs de l’Université de Calgary a été jugée plus prometteuse.

Demande d’extradition qui traîne

Lorsque La Presse avait dévoilé la nature de l’enquête du FBI contre Ishiang Shih en janvier 2018, le professeur avait parlé d’un malentendu. Il n’avait pas nié avoir reçu un échantillon de puce à exportation restreinte à son laboratoire de l’université, mais assurait que c’était à des fins de recherche scientifique seulement.

« J’étais en train de rédiger une demande pour une subvention de recherche », avait-il dit. Il avait pris sa retraite de McGill peu après. Hier, il n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Des accusations ont été portées contre lui en Californie et les États-Unis ont formellement demandé son extradition au ministère de la Justice du Canada le 10 octobre 2018.

Huit mois plus tard, la demande est toujours « à l’étude » et Ishiang Shih n’a pas encore été arrêté.

Les procureurs américains ont déjà annoncé qu’ils demanderaient son incarcération immédiate dès qu’il foulerait le sol américain. Mais ils devront vraisemblablement s’armer de patience.

L’affaire n’est pas sans rappeler une autre demande d’extradition vers les États-Unis qui procède elle aussi avec lenteur ces jours-ci : celle de Meng Wanzhou, la directrice financière du géant chinois des télécommunications Huawei, arrêté au Canada à la demande des États-Unis en lien avec l’exportation de technologies (voir onglet suivant).

Son arrestation a provoqué la colère de Pékin. Deux Canadiens ont ensuite été arrêtés en Chine sous prétexte d’espionnage, et les relations entre les deux pays se sont envenimées.

Mais l’extradition potentielle d’Ishiang Shih serait moins explosive diplomatiquement que celle de Mme Meng. Né à Taiwan plutôt qu’en Chine continentale, il possède la citoyenneté canadienne et pas la citoyenneté chinoise.

Plan quinquennal pour des missiles

Dans le dossier de son frère Yi-Chi Shih, qui se trouvait déjà aux États-Unis et n’avait pas besoin d’être extradé, les choses se déroulent plus rapidement. Le procès bat déjà son plein au tribunal de Los Angeles.

La preuve exposée jusqu’ici fait état des nombreux mouvements de sommes importantes passées par la Chine, Hong Kong, Macao, les États-Unis et le compte bancaire d’Ishiang Shih au Québec.

Les voyages des deux frères en Chine, les nombreuses visites de Yi-Chi Shih au Canada et la construction de leur usine chinoise à Chengdu sont exposés en détail. Tout comme leur stratagème pour obtenir des échantillons de puces électroniques sous de faux motifs auprès de l’entreprise américaine Cree, ou encore leurs échanges par courriel au sujet d’un plan quinquennal de développement d’un système de guidage de missiles.

Le FBI le reconnaît, les deux frères n’avaient pas que des visées sur le marché militaire. Ils envisageaient apparemment aussi de vendre des puces électroniques sur le marché civil à Huawei.

Sous le radar

Malgré tous les signaux répertoriés par le FBI, jamais les autorités canadiennes n’avaient sonné l’alarme au sujet des frères Shih.

« Malheureusement, ça ne me surprend pas », affirme Michel Juneau-Katsuya, ancien responsable du dossier de la Chine au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), l’organisme de contre-espionnage canadien.

« Il y a un très grand laxisme des agences gouvernementales. Beaucoup ne font pas faire de vérifications par le SCRS, et même si elles le font, ça prend beaucoup de temps et on ne leur dit pas grand-chose. »

— Michel Juneau-Katsuya, ancien agent du SCRS

Le Canada est une cible pour l’espionnage chinois parce qu’il possède une expertise technologique de pointe, mais aussi parce qu’il est assis « à la table » avec des puissances importantes au sein du G7, de l’OTAN, du G20, selon M. Juneau-Katsuya. « On a des secrets à nous à protéger, mais aussi des secrets des autres », dit-il, en citant notamment le cas de l’Agence spatiale, très liée à la NASA.

Le Conseil national de recherche du Canada, qui a collaboré avec Ishiang Shih, affirme ne pas pouvoir discuter du dossier personnel du chercheur, mais nous a invité à faire une demande d’accès à l’information si nous désirions plus de détails. L’Agence spatiale canadienne a souligné de son côté que malgré leur intérêt, les deux frères n’avaient jamais été sous contrat avec l’organisme.

« Une cible »

Au SCRS, un porte-parole a dit ne pouvoir commenter ce dossier spécifiquement, mais nous a invité à relire le discours du directeur du service, David Vigneault, prononcé devant l’Economic Club du Canada en décembre.

« Les pays hostiles s’en prennent aux entreprises ou aux universités qui œuvrent dans le domaine des nouvelles technologies, c’est-à-dire le genre de découvertes révolutionnaires susceptibles de générer d’énormes profits. Ces technologies sont nombreuses à avoir un double usage, en ce sens qu’elles peuvent servir les intérêts militaires ou économiques d’un pays ou ses intérêts en matière de sécurité », avait-il déclaré.

« Nous sommes des chefs de file mondiaux dans de nombreux secteurs. Nous avons des alliés puissants avec qui nous entretenons des liens étroits sur le plan de l’économie, de la sécurité et de la défense. Notre pays est riche et très développé. C’est ce qui fait de nous une cible. »

« Bref, beaucoup de monde veut avoir ce que nous avons », avait-il conclu.

Meng Wanzhou au Canada pour encore longtemps

Vancouver — Sur l’avenue Matthews, les deux maisons sont presque voisines. Dans l’une, Meng Wanzhou, la numéro 2 du géant Huawei. Dans l’autre, le consul des États-Unis, drapeau américain flottant devant la maison.

Le conflit entre les deux superpuissances mondiales entre lesquelles le Canada est coincé s’observe à petite échelle dans le quartier cossu de Vancouver où Mme Meng est en liberté sous caution, bracelet électronique à la cheville. La prisonnière la plus encombrante de l’histoire canadienne récente.

Ottawa a mis le doigt entre le marteau et l’enclume quand il a arrêté la femme d’affaires en décembre dernier, à la demande de Washington, qui veut l’accuser de fraude et de vol de technologies.

Les relations entre le Canada et la Chine ont aussitôt tourné au vinaigre et se trouvent maintenant « au fond du baril », « près du point de congélation », selon l’ambassadeur de Chine au Canada.

Deux ressortissants canadiens ont été rapidement arrêtés en Chine et croupissent depuis en prison, alors que les ports chinois se refermaient sur des cargaisons de soja et de canola en provenance des Prairies.

Long processus

À moins d’un retournement, la situation ne s’améliorera pas de sitôt. Hier en matinée, dans une grande salle d’audience de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, la juge Heather Holmes a approuvé une feuille de route qui prévoit des procédures d’extradition étalées sur 20 mois.

« Le processus devrait prendre fin en octobre 2020 », a dit la juge du haut de l’estrade où elle siège, à la fin d’une audience où défense et Couronne ont débattu pendant plus de deux heures de l’échéancier à adopter.

Cette date butoir peut être reportée et le calendrier ne comprend ni de possibles appels ni même de période de réflexion de la juge.

En tenant compte de toutes les contestations annoncées par la défense, il s’agit d’un calendrier relativement serré, « la nature et les circonstances de ce dossier » justifiant des procédures « expéditives tout en étant adéquates », a dit la juge Holmes. Un peu plus tôt, la défense avait fait valoir qu’il était dans « l’intérêt national que cette situation soit réglée aussi vite que possible ».

Mme Meng avait été autorisée à ne pas comparaître, mais un groupe de Chinois s’étaient présentés « pour l’appuyer ». Ils ne voulaient toutefois ni s’identifier ni discuter avec les journalistes présents.

« Je suis inquiète », a affirmé une avocate chinoise, tailleur marine, qui n’a voulu donner que l’un de ses noms (Chen) et ne faisait pas partie du groupe. « À mon avis, c’est une affaire politique, pas une affaire criminelle. Mais je fais confiance au système de justice canadien. »

Silence dans Shaughnessy

Les voisins de Mme Meng dans le quartier Shaughnessy, un petit Westmount vancouvérois, tentaient eux aussi de ne pas être associés à l’affaire.

Devant la belle maison de briques et de crépis aux immenses fenêtres (valeur : 13 millions), des ouvriers remaniaient l’aménagement paysager. Des gardiens de sécurité les observaient, sous une petite tente montée pour se protéger du soleil, un immense Chevrolet Tahoe noir devant la porte, prêt à partir. Tous avaient reçu l’ordre de tenir leur langue.

Meng Wanzhou, 47 ans, n’a pas donné signe de vie, mais une adolescente parlait au téléphone devant la maison, casquette sur la tête et coton ouaté sur les épaules. La femme d’affaires et sa famille ont habité quelques années à Vancouver, où deux de ses quatre enfants sont allés à l’école et où son conjoint a obtenu une maîtrise, il y a quelques années. Elle a affirmé qu’elle revenait chaque été dans la ville.

« Je ne l’ai pas rencontrée et je ne l’ai pas vue », a indiqué sa voisine d’en face, refusant de s’identifier. « Avec le consulat des États-Unis, nous sommes habitués à voir plein de policiers dans la rue depuis le 11-Septembre », a expliqué une autre voisine, sortant d’une Audi rutilante.

Seul le vice-président aux affaires publiques de Huawei était ravi de prendre position publiquement dans ce dossier délicat. Flanqué de trois employés anonymes dans une salle de réunion d’un hôtel du centre-ville, Benjamin Howes a vilipendé Ottawa pour son rôle dans l’arrestation.

« Elle devrait être libérée immédiatement », a-t-il dit, en faisant la liste des arguments qu’utiliseront les avocats de Mme Meng devant la justice.

« La campagne des États-Unis contre Huawei et les commentaires du président américain montrent que des motivations politiques et financières sont derrière ce processus, plutôt que le respect de l’État de droit. »

— Benjamin Howes, vice-président aux affaires publiques de Huawei

Huawei déplore aussi que lors de son arrestation à l’aéroport de Vancouver, la femme d’affaires ait été « maltraitée », puisque les agents frontaliers l’ont fouillée et ont saisi des appareils électroniques sur elle, « en violation de la Constitution canadienne ».

Mme Meng est la fille de Ren Zhengfei, fondateur de Huawei. Elle en est la vice-PDG et directrice financière. L’entreprise est le deuxième fabricant de téléphones intelligents de la planète, derrière la société coréenne Samsung. Plusieurs pays occidentaux ont dénoncé les liens qui l’unissent à Pékin et la possibilité que le renseignement chinois puisse avoir accès à des informations sensibles stockées ou transmises par de l’équipement de Huawei.

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