PROCÈS SUR L’AIDE MÉDICALE À MOURIR

« Une grande avancée pour les droits des patients »

Gravement malades et très souffrants, Jean Truchon et Nicole Gladu ont porté seuls sur leurs épaules une cause qui aura un impact majeur au pays. Hier, ils ont été libérés de cet énorme poids.

La juge Christine Baudouin, de la Cour supérieure du Québec, leur a donné raison sur toute la ligne : les critères des législations sur l’aide médicale à mourir (AMM) touchant à la « fin de vie » – critère de la loi québécoise – et à la « mort raisonnablement prévisible » – critère de la loi canadienne – sont trop restrictifs et discriminatoires.

Les témoignages de M. Truchon et de Mme Gladu l’ont « marquée à jamais », a insisté la magistrate en soulignant à grands traits le « courage et la détermination de [ces] deux individus » qui ont plongé dans ce « débat de société » malgré l’étendue de leurs souffrances.

Grâce à leur combat, l’accès à l’AMM sera élargi, à moins que les procureurs généraux du Canada et du Québec décident de porter la cause en appel.

Atteint de triparalysie depuis la naissance, M. Truchon a perdu l’usage de son seul bras fonctionnel en 2012. Survivante de la polio qui l’a foudroyée à l’âge de 4 ans, Mme Gladu souffre aujourd’hui du syndrome post-poliomyélite, une maladie dégénérative incurable.

Tous deux se trouvent dans un état de déclin avancé et irréversible, et éprouvent des souffrances persistantes et intolérables, retient la juge. Ils sont aptes à consentir, mais ils ne se trouvent pas à l’approche de la mort.

Tous deux veulent mourir, mais comme ils ne sont pas « en fin de vie » et que leur « mort n’est pas raisonnablement prévisible », on leur a refusé l’AMM.

Ils se sont donc tournés vers les tribunaux pour contester la constitutionnalité des deux lois.

« Aucune hésitation »

Dans une décision fort attendue qui fait près de 200 pages, la juge Baudouin a déclaré des pans des deux lois inconstitutionnels sans « aucune hésitation ». « Le Tribunal n’entretient aucune hésitation à conclure que l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible brime les droits à la liberté et à la sécurité de M. Truchon et de Mme Gladu, garantis par l’article 7 de la Charte », écrit la magistrate.

La Cour accorde à Québec et à Ottawa une période de suspension de la déclaration d’invalidité d’une durée de six mois, le temps de modifier leur loi respective. Le tribunal permet cependant une exemption constitutionnelle à M. Truchon et à Mme Gladu, ce qui signifie qu’ils pourront se prévaloir de l’AMM durant cette période s’ils satisfont aux autres conditions d’admissibilité prévues par les mêmes lois.

« Il s’agit d’une grande victoire pour nos clients. C’est aussi une grande avancée pour les droits des patients au Québec et au Canada. »

— MJean-Pierre Ménard, avocat de M. Truchon et de Mme Gladu

Ses clients réagiront aujourd’hui lors d’une conférence de presse.

Au procès qui s’est déroulé l’hiver dernier, Me Ménard a plaidé que les critères contenus dans les deux lois – en faisant fi de ceux de la fin de vie et de la mort raisonnablement prévisible – sont suffisants pour assurer la protection des gens vulnérables (les deux avis médicaux nécessaires, les 10 jours qui doivent s’écouler entre la demande et l’obtention de l’aide médicale à mourir, l’aptitude à consentir jusqu’au dernier moment).

De son côté, le procureur général du Canada a défendu sa loi en affirmant que le critère de « mort raisonnablement prévisible » établit l’équilibre « le plus approprié » entre l’autonomie des personnes et l’intérêt des gens en situation de vulnérabilité.

Éliminer ce critère équivaudrait à « promouvoir des stéréotypes nuisibles au sujet des gens malades, âgés ou handicapés », en plus de « compromettre les efforts de prévention du suicide », puisque cela enverrait le message aux gens vulnérables que « leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue », a plaidé le procureur fédéral.

La juge Baudouin a rejeté les arguments du procureur fédéral : « La demande d’aide médicale à mourir de M. Truchon et de Mme Gladu n’est pas une demande de facilitation de suicide motivée par le fait que la société les percevrait comme des personnes qui manquent de dignité et qui seraient mieux mortes en raison de leur déficience physique. Ces personnes ont vécu pleinement toute leur vie avec une déficience physique. Ce que les demandeurs recherchent véritablement, c’est que la loi reconnaisse à égale mesure la souffrance, la dignité et ultimement l’autonomie des personnes qui comme eux, sont affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables, et ce, sans hiérarchie, selon que la mort soit proche ou non. »

De grands malades « abandonnés »

Le Dr Alain Naud, médecin en soins palliatifs et professeur à l’Université Laval, applaudit ce jugement « remarquable, tant par sa rigueur, par son exhaustivité que par sa sensibilité ».

« Les grands malades comme M. Truchon et Mme Gladu avaient été abandonnés par les deux paliers de gouvernement lorsque ces derniers ont adopté leur loi respective. Résultat : on a continué à voir des gens aller mourir en Suisse ou se suicider parce qu’ils ne satisfaisaient pas aux critères trop restrictifs », décrit le Dr Naud.

« Je souhaite aujourd’hui que les politiciens fassent preuve de compassion et d’humanisme et qu’ils ne portent pas ce jugement en appel. »

— Le Dr Alain Naud

À Québec, le gouvernement caquiste a réagi de manière prudente. Le premier ministre François Legault a indiqué que son gouvernement prendrait connaissance du jugement avant de décider de la suite des choses. Il a cependant confirmé son ouverture à modifier la loi qui régit l’AMM.

« Déjà, on avait annoncé qu’on voulait voir pour élargir la loi dans le cas de certaines personnes qui n’étaient pas en fin de vie. Donc je pense que ça vient ajouter une raison de plus pour regarder tout le dossier. »

La ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, a récemment reçu un rapport portant précisément sur l’élargissement de l’AMM. « On veut, dans les étapes subséquentes, en discuter avec les collègues à l’Assemblée nationale, a-t-elle indiqué. On veut que ce soit un rapport qui sert de façon transpartisane. »

Le porte-parole libéral en matière de santé et de services sociaux, André Fortin, a encouragé Québec à revoir rapidement sa loi. « On savait que c’était une loi qui devait être évolutive avec le temps. D’après moi, les Québécois sont ouverts, sont progressistes et vont utiliser toute leur sympathie et leur grand cœur pour comprendre la [présente] situation », a-t-il dit.

M. Fortin souhaite donc que le gouvernement modifie le critère de la « fin de vie » et qu’il ne fasse surtout pas appel du jugement.

Une position partagée par la députée péquiste Véronique Hivon : « J’aurais préféré que le Québec agisse depuis des années sans l’intervention des tribunaux, mais il faut maintenant transformer ce jugement en opportunité. »

Au fédéral, le chef du Parti conservateur du Canada, Andrew Scheer, a pour sa part indiqué que « tout gouvernement doit respecter les jugements rendus », sans commenter davantage.

— Avec la collaboration de Martin Croteau, Simon-Olivier Lorange et Hugo Pilon-Larose, La Presse

La genèse des deux lois

D’abord, la loi québécoise...

En 2014, deux ans avant le gouvernement fédéral, Québec a adopté la Loi concernant les soins de fin de vie, qui incluent l’aide médicale à mourir (AMM) et les soins palliatifs. En vertu de cette loi, seules les personnes majeures et aptes à consentir ont le droit d’avoir accès à l’AMM, à condition d’être en fin de vie et d’être atteintes d’une maladie grave et incurable. Les malades doivent endurer continuellement de grandes souffrances physiques ou psychologiques qui sont intolérables et ne peuvent être soulagées par les moyens normalement utilisés (soins palliatifs, sédation, etc.). Selon Québec, la loi relevait du domaine de la santé, de compétence provinciale. Elle ne portait pas à proprement parler sur le suicide assisté, qui relève du Code criminel, une compétence fédérale.

... puis la Cour suprême...

Kay Carter et Gloria Taylor avaient entrepris des actions devant les tribunaux de la Colombie-Britannique pour obtenir le droit à un soutien médical afin de mettre fin à leurs jours. L’affaire s’est rendue jusqu’en Cour suprême. Mme Carter a obtenu une aide au suicide en Suisse, tandis que Mme Taylor est morte d’une infection avant la fin du processus judiciaire. Leurs descendants et l’Association des libertés civiles de Colombie-Britannique ont toutefois poursuivi leur combat devant les tribunaux. Dans son arrêt Carter rendu en février 2015, la Cour suprême a jugé que les dispositions du Code criminel ne s’appliquaient pas dans les cas où un médecin fournirait de l’aide à mourir à un adulte « qui consent clairement à mettre fin à sa vie » et « qui est affecté de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition ».

... et finalement le fédéral

Au moment d’écrire sa loi adoptée en 2016 (loi C-14) en réaction au jugement de la Cour suprême, le gouvernement fédéral a ajouté le critère de « mort naturelle devenue raisonnablement prévisible » qui n’était pas dans l’arrêt Carter. Ce concept est critiqué dès le départ pour son caractère imprécis et fait l’objet de contestations judiciaires, dont celle au Québec menée par M. Truchon et Mme Gladu.

Cinq extraits du jugement

« L’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible prive des personnes comme les demandeurs d’exercer leur autonomie et de leur choix de mettre un terme à leur vie au moment et de la manière souhaitée, ce qui doit demeurer pourtant une décision personnelle tout à fait fondamentale. »

« Cette exigence les force à mettre un terme à leur vie pendant qu’elles sont encore physiquement capables de le faire ou encore à poser des gestes parfois hâtifs, d’autres qui les feront souffrir et dépérir afin de se rendre admissibles à l’aide médicale à mourir et d’éviter l’agonie à venir. En ce sens, elle leur dénie le droit d’avoir une mort digne et sereine. »

« L’exigence, aussi et surtout, force ces personnes à continuer une vie qui n’a plus de sens pour elles dans des conditions qu’elles jugent indignes et au prix de souffrances intolérables. Ce faisant, l’État leur envoie plutôt le message que l’expression de leur volonté et les souffrances accablantes qui les consument ne sont pas importantes ni considérées. »

« La pleine autonomie des personnes placées dans la même situation que M. Truchon doit pouvoir s’exercer non seulement en fin de vie, mais aussi à tout moment au cours de leur vie et ce, même si cela signifie la mort, lorsque les autres conditions d’admissibilité à l’aide médicale à mourir sont satisfaites. »

« Le Tribunal a été un témoin privilégié de l’important débat de société qui s’est déroulé devant lui. Celui-ci n’aurait pu exister sans le courage et la détermination de deux individus d’exception, M. Jean Truchon et Mme Nicole Gladu, qui ont porté cette cause sur leurs épaules. Le Tribunal restera à jamais marqué par leur témoignage et tient à leur transmettre son plus profond respect. »

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