ÉDITORIAL PAUL JOURNET

La culture avant les tuyaux

Il n’y a plus d’excuses. À la suite du rapport du CRTC, Ottawa ne peut plus continuer à offrir un cadeau à Netflix, Spotify et autres diffuseurs en ligne de contenu audio et vidéo.

La semaine dernière, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a rompu avec deux décennies de passivité.

Depuis la fin des années 90, l’organisme fédéral gobait le charabia sur l’internet. Il prétendait que l’internet, cette utopie, devait rester libre. Qu’il ne fallait surtout pas le réglementer.

C’est ainsi qu’on a créé une économie de tuyaux. Ceux qui vendent la bande passante et recrachent les « contenus » audiovisuels s’enrichissent, tandis que les créateurs récoltent les miettes. Car on paye désormais pour la technologie qui donne gratuitement accès aux œuvres, et non pour les œuvres elles-mêmes.

Les médias traditionnels aussi en arrachent de plus en plus. Même si elles demeurent profitables, les radios commerciales et les chaînes de télévision souffrent de la concurrence de Netflix, Amazon Prime et autres services de vidéo en ligne. Une concurrence déloyale, car ces diffuseurs web ne sont pas obligés de financer et de présenter un minimum de contenu local.

Voilà le système actuel : un cadeau aux géants étrangers offert sur le dos de nos entreprises. Dans son rapport, le CRTC en expose très clairement les méfaits. Et il esquisse le remède que le gouvernement Trudeau devrait prescrire.

La ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, a été houspillée à cause, entre autres, de son entente avec Netflix. Elle a maintenant la chance de se reprendre en repensant tout le système.

Le fédéral ne peut pas simplement assujettir les Netflix et compagnie au modèle actuel. C’est autant vrai pour la présentation que pour le financement du contenu canadien et francophone.

À l’heure actuelle, on exige qu’une chaîne télé diffuse un certain nombre d’heures de contenu local, en période de grande écoute. Mais c’est inapplicable à Netflix, qui rend tout le contenu disponible en même temps, puis laisse l’internaute choisir. Pour promouvoir le contenu local auprès de ces services, il faut trouver un autre moyen. Cela passe, entre autres, par la « découvrabilité » – les recommandations par algorithmes ou les pages d’accueil. Le CRTC ouvre cette porte, tout en laissant au gouvernement le soin de préciser le mécanisme.

Le financement a aussi besoin d’être revu. Sous le système actuel, les distributeurs de la télé par câble, satellite ou fibre optique versent 5 % de leurs revenus à un fonds qui finance les productions canadiennes. Or, il y a deux problèmes. Ce fonds s’érode, car la population se désabonne lentement de ces services. Et ce fonds est inéquitable, car il ne demande rien aux diffuseurs en ligne comme Netflix.

Le CRTC a enfin eu le courage de revoir la redevance. Selon l’organisme, elle ne devrait plus uniquement venir des distributeurs de télé. Elle devrait désormais provenir en grande partie des fournisseurs d’internet.

La logique : c’est là que se visionnent maintenant aussi les émissions télé, et c’est là que se concentrent les revenus. En d’autres mots, ces entreprises empochent des milliards grâce à des contenus audiovisuels qu’ils ne financent pas.

Il faudra bien que quelqu’un les paye, nos créateurs.

Pour le consommateur, il y aurait peu d’impact. Cette redevance ne ferait que passer de l’abonnement télé à l’abonnement internet, qui apparaît souvent sur la même facture des géants (Bell, Rogers, TELUS et Vidéotron).

Et Netflix dans tout cela ? Que la redevance vienne de la facture de télé ou d’internet, le géant y échapperait. Le CRTC ne propose pas de solution précise. À tout le moins, il faudrait une entente qui force cette société à financer nos contenus dans la même proportion que ses compétiteurs. C’est ce qu’exigent entre autres la France et l’Allemagne. Le temps est venu pour le Canada de se faire pousser lui aussi une colonne vertébrale.

Bien sûr, un énorme travail reste à faire pour convertir ces objectifs en politiques applicables. Cela passe entre autres par la révision de deux lois costaudes, celles sur la radiodiffusion et les télécommunications.

On ne sous-estime pas l’ampleur de la tâche qui attend Mme Joly et le reste du gouvernement Trudeau. Mais grâce au CRTC, ils viennent de recevoir une belle poussée dans le dos.

Gare au prétexte

Une menace se profile déjà. Des chaînes télé et radio profiteront sans doute du débat pour demander qu’on allège leurs contraintes face au contenu canadien et francophone. Mais ces révisions ne devraient pas être consenties dans la panique ni affaiblir notre culture.

Ce danger, on l’a vu l’année dernière lorsque les radios privées ont profité du débat sur Spotify pour demander qu’on élimine les quotas de musique francophone.

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