Chronique

Les p’tits morveux

Le remueur de pensées de l’heure, c’est Simon Sinek. Beau bonhomme au look cool (espadrilles, chemise échancrée, lunettes dernier cri), ce conférencier-vedette met le feu aux valeurs qui entourent la génération des milléniaux dans une vidéo qui fait un malheur sur les réseaux sociaux. Le portrait qu’il dresse de ces jeunes est sombre, pessimiste et cynique. Il est surtout esquissé à gros traits.

Simon Sinek donne des conférences comme d’autres distribuent des circulaires du Coq Rôti. Sa recette est simple : il publie un livre dans lequel il présente des théories personnelles et spectaculaires sur le management (Together is Better, Start with Why, etc.) et crée à partir de cette matière un discours motivant qui fait saliver les jeunes geeks désireux d’être le prochain Steve Jobs.

En septembre dernier, ce surdoué de 43 ans, professeur à l’Université Columbia, a été invité sur le plateau d’Inside Quest, une émission diffusée sur le web. Pendant une heure, il a abordé divers thèmes touchant l’univers des nouvelles technologies. Une quinzaine de minutes ont été consacrées à la génération des milléniaux, ces jeunes qui seraient nés approximativement entre 1984 et 2004. C’est cette portion qui retient l’attention du public. Des millions de personnes ont regardé cet extrait et se sont pourléché les babines en écoutant les propos de Sinek.

Pourquoi un tel succès ? Parce que Simon Sinek dit exactement ce que l’on veut entendre au sujet de cette génération. « Les milléniaux sont difficiles à gérer. On les accuse d’être narcissiques, égocentriques, dissipés, fainéants. Mais le principal reproche qu’on leur fait, c’est de se comporter comme si tout leur était dû », dit-il en introduction.

Sinek insiste sur la manière dont les jeunes de cette génération ont été élevés. Selon lui, l’approche de leurs parents est un échec lamentable. Le problème, pour le conférencier, c’est que ces jeunes se sont fait dire durant toute leur enfance et leur adolescence qu’ils étaient « spéciaux ». Or, ils arrivent en milieu de travail et se rendent compte qu’ils ne sont pas plus « spéciaux » que leurs collègues. Sinek va plus loin en affirmant que c’est aux chefs d’entreprise de faire le reste du travail et d’enseigner à ces jeunes les vraies valeurs de la vie. Bravo pour votre effort, les parents, on passe à un autre appel.

L’orateur hors pair parle aussi de la fameuse dépendance à la technologie qui frappe la jeune génération. Selon Sinek, les jeunes sont accros à leur téléphone intelligent, aux réseaux sociaux et à l’internet parce qu’ils y puisent un plaisir fourni par la dopamine, le même qu’on éprouve en fumant, en buvant de l’alcool ou en pariant.

Habile comme dix, Simon Sinek déballe ces propos en semant le doute sur leur paternité. À quelques reprises, il tente de prendre un recul par rapport à ce portrait dévastateur (« Not my words »), mais en même temps, il tape sur le clou à coups de phrases-chocs et de clichés qu’il semble vouloir approuver.

Malgré son succès monstre, ce discours fait un tort considérable à cette génération que l’on aime tant détester. Mais surtout, ce portrait demeure grossier. 

Je comprends que le champ de prédilection de Sinek soit celui des affaires, mais il met tous les jeunes de cette génération dans le même panier. Pour lui, les milléniaux sont tous des jeunes dans la vingtaine avec un diplôme en administration ou en informatique désireux de prendre la place du président qui les a embauchés.

Pas un mot sur ceux qui cumulent les petits boulots, ceux qui triment fort, ceux qui ont décroché, ceux qui sont chômeurs, ceux qui vivent dans la rue, ceux qui en arrachent. Pas un mot sur ceux qui ont créé leur entreprise ou qui acceptent de bonne grâce de gravir chacun des échelons qu’on leur impose. Pour Sinek, cette génération est une sauce homogène et onctueuse. C’est son choix, mais ça ne marche pas comme ça.

J’ai souvent dit que les baby-boomers avaient le dos large. Je pense la même chose au sujet de la jeune génération. Il est trop facile, quand vient le temps de dépeindre des groupes sociaux, de sortir les pinceaux larges pour brosser leur portrait. Il faut dire que ce type de tableau est plus facile à faire et marche mieux dans une conférence que celui qui est exécuté avec les nuances qui s’imposent.

Le seul point de vue que je partage avec Sinek est celui qui dit que les jeunes doivent apprendre la patience. Mais on s’entend sur une chose : il n’est pas nécessaire d’assister à une conférence pour savoir que tout le monde, sans exception, doit apprendre la patience. Ne me remerciez pas, je viens de vous faire économiser 30 $.

Je retiens de ce portrait son côté « on va leur montrer à ces p’tits morveux comment se comporter ». Et cela me déprime. Ça me déprime parce que c’est exactement ce que l’on disait des jeunes dans les années 50, 60 et 70. Regardez les vieux reportages sur les sites d’archives. On y tenait exactement le même discours.

J’ai récemment eu une discussion sur ce sujet avec un ami qui a le même âge que moi et avec qui j’ai fait mes débuts dans le monde du travail à 24 ans. « Tu ne t’en souviens peut-être plus, mais on ne se prenait pas pour d’la marde », m’a-t-il dit. Il a totalement raison. On était baveux, égocentriques et impatients.

C’est le propre des jeunes de se prendre pour le nombril du monde. C’est le propre des jeunes de se sentir invincibles et immortels, comme m’a dit un autre de mes amis, celui-là de 26 ans. Oui, les p’tits morveux qui montent et s’installent nous bousculent avec leurs valeurs et leur dépendance aux technologies. Mais de grâce, ne recréons pas les reportages des années 60. Ne soyons pas les vieux chialeux qu’on y apercevait.

Accompagnons les jeunes dans leur quête. C’est tout ce qu’ils veulent.

Comme dit Mylène Farmer, cette grande philosophe française née à Pierrefonds, dans une chanson totalement incompréhensible (mais mauditement bonne) :

Tout est chaos

À côté

Tous mes idéaux

Des mots abîmés

Je cherche une âme qui pourra m’aider

Je suis d’une génération désenchantée, désenchantée

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