CHRONIQUE

Chronique-sandwich sous pression

Il y a un terme qui surfe constamment sur cette mer jamais tranquille qu’est l’actualité : la « détresse psychologique ». C’est quoi, la détresse psychologique ? C’est vaste. Je vais citer le ministère de la Santé : « La détresse psychologique résulte d’un ensemble d’émotions négatives qui, lorsqu’elles sont vécues avec persistance chez un individu, peuvent entraîner des conséquences de santé importantes telles que la dépression et l’anxiété… »

Qui est en détresse psychologique ?

Eh bien, si je me fie à mes lectures des derniers temps… À peu près tout le monde.

– 25 % des hommes de Montréal vivent des symptômes de détresse psychologique.

– C’est 50 % des hommes de Montréal, si on sonde le groupe des 25 à 54 ans sans emploi et à faibles revenus.

– 37,3 % des adolescents québécois sont dans une phase élevée de détresse psychologique.

– 60 % des étudiants universitaires sont en détresse psychologique.

Vous êtes avocat ? Une étude a suivi pendant cinq ans plus de 2000 avocats québécois : 43 % des avocats comptant moins de 10 ans de métier sont en détresse psychologique… Chez ceux comptant plus de 10 ans de pratique : 36,7 %.

Récemment, les manchettes ont fait écho à la détresse psychologique des jeunes mères, des policiers, des agriculteurs, des préposés aux bénéficiaires…

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Quand j’ai lu que 50 % des hommes montréalais de 25 à 54 ans chômeurs et pauvres étaient en proie à une forme ou à une autre de détresse psychologique, je me suis dit que c’était au fond bien compréhensible : t’es dans la force de l’âge, sans emploi, sans un rond, tabarslak, si t’es pas déprimé à un moment donné, t’es un miracle à deux pattes dans tes souliers troués…

Puis, je suis tombé sur une info contenue dans l’étude sur les avocats citée plus haut, une étude de l’Université de Sherbrooke : devinez le taux de détresse psychologique de ceux qui pratiquent le droit des sociétés, de litige, de la famille ?

Je parle de professionnels qui ne chôment pas, là, et qui font de l’argent…

Réponse : 50 %.

Exactement comme les chômeurs pauvres de Montréal âgés de 25 à 54 ans !

Oui, qu’on se le dise : tout le monde est en détresse, riches, pauvres, hommes, femmes, jeunes…

Je le dis sans aucune espèce de malice, sans une once de cynisme. Si tous ceux qui souffrent en silence portaient une cloche dans le cou, on ne s’entendrait plus parler. Je l’ai écrit, il y a un an : le monde ne va pas bien, le monde est malheureux…

Pourquoi le monde est malheureux ? Je ne suis pas psy, je ne suis pas titulaire d’une chaire qui pond des études longitudinales. Je ne suis qu’un chroniqueur qui vous lit depuis 16 ans. Oui, depuis 16 ans, je vous lis ; depuis 16 ans, quand vous me lisez, vous m’écrivez et je vous lis. Chroniqueur-paratonnerre, vous me confiez depuis 16 ans des tranches de vie que je transforme parfois en sandwichs-chroniques…

Un mot : pression.

C’est le mot qui me vient en tête pour résumer les missives que vous m’écrivez du front, du front de votre quotidien, dans les tranchées de vos maisons, de vos jobs, de vos frustrations. La pression de tout.

La pression du temps, d’abord.

Dieu qu’on manque de temps, n’est-ce pas ?

Cette pression du temps qu’on n’a pas est à la fois cause et symptôme de bien des maux. De relations frustrantes avec nos blondes, nos chums, nos amis, nos chats, nos enfants. Pas le temps de bouger. Pas le temps de faire les lunchs, les devoirs. Pas le temps de cuisiner le souper.

Conciliation travail-famille ? On ne concilie rien, au fond : on surfe sur le tsunami du quotidien en essayant de ne pas oublier de réchauffer la lasagne surgelée à 375 ºF pendant 40 minutes. Dans une chronique récente, Léa Stréliski a magnifiquement bien résumé la pression de tout concilier au XXIe siècle.

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La pression de ne jamais être certain d’arriver à temps, tout le temps, donc.

Toujours un autre dossier à lire, un PowerPoint à préparer, toujours un courriel pas lu qui colle dans notre to-do list. Résultat, on finit par littéralement traîner le bureau virtuel dans le lit réel. Pas ce soir, chéri, je dois répondre à des courriels…

La pression du cash, ensuite. Ça coûte cher, vivre. Pour ceux qui ont peu d’argent, ça pose la question de la survie. Pour ceux qui en ont, ça force dans la plupart des cas à dépenser pour cadrer avec sa caste socioéconomique. Une autre forme de survie, métaphorique, me direz-vous, mais de la survie quand même.

La pression du cash, bis : parlons un peu de logement…

Partout au Québec, on voit des histoires similaires percer la bulle des manchettes : des locataires habitant des loyers modestes sont évincés – ou alors on tente de les évincer – pour faire place à des immeubles de condos, plus lucratifs pour celui qui détient le pied carré.

C’est vrai dans le Plateau, dans Côte-Saint-Luc, à Saint-Hyacinthe. Vont aller où, les pauvres ?

Je sais pas. Mais je sais que là où ils atterriront, ils paieront plus cher. Ils seront donc plus pauvres. Seront-ils plus en détresse psychologique, vous pensez ?

Et ceux qui ne le sont pas, pauvres, qui ont un job, même un job payant ? Ils doivent se loger, eux aussi. Avez-vous regardé le prix des condos récemment ? Des maisons unifamiliales ? Des appartements ? Ça grimpe en flèche, des prix de fou.

Beaucoup vont donc acheter loin du boulot. Parce que plus on achète « loin », moins c’est cher : le choix est simple, c’est mathématique. Mais c’est un paiement différé, qu’on acquitte avec le temps qu’on perd à navetter entre la maison et le travail…

Et en marge de la pression du cash et de la pression du temps, il y a bien sûr toutes sortes d’autres pressions qui nous minent. Comme la pression d’être à la hauteur.

À la hauteur de quoi ? De tout…

Performer au boulot, performer en société, avoir le « bon » char, aller bronzer dans le « bon » resort selon les standards de nos amis, de notre quartier, de notre caste…

Avoir l’air formidable sur Instagram, avoir le bon kit d’outdooring, avoir des enfants qui vont à la « bonne » école secondaire et qui vont arriver à l’heure au cours de violon. Ou au cours de mandarin, parce qu’il y a aussi la pression de la mondialisation, tu comprends, mon enfant ne peut pas juste parler anglais, français et espagnol dans-le-monde-de-demain, la Chine, c’t’un gros marché…

Un mot, disais-je : pression. Mais peut-être faut-il le mettre au pluriel, au fond : des pressions.

Mettez toutes ces pressions-là bout à bout, ces pressions inhérentes à être un humain ici, maintenant… Et ajoutez-y la pression inhérente au métier qu’on pratique : avocate, préposé aux bénéficiaires, travailleuse sociale, prof…

Et après, sous le poids de toutes ces pressions, il n’y a rien de surprenant à ce que tant de gens soient en « détresse psychologique ». Ce qui est surprenant, c’est que ce soit surprenant.

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