Le jour de Rabii

Ma mère est une peureuse

Toujours la même chose : ma mère m’embrasse comme si c’était la dernière fois. Elle me remontre pour la millième fois où elle garde ses bijoux. Juste au cas. Puis elle part pour de bon, un nœud dans la gorge.

Mon père et elle partent. Pour deux jours. À Ottawa.

Ma mère est peureuse parce qu’elle a vécu la guerre.

Une journée typique en temps de guerre se déroule comme suit : le matin ou le midi ou peu importe, avant de raser un quartier, on parachute par voie aérienne des avis de bombardement.

Un avis de bombardement, c’est comme un Publisac que tu ne veux vraiment pas recevoir. Un petit bout de papier sur lequel était écrit le message – traduit librement – suivant : « Salut, vous, votre quartier passe au cash dans quelques heures. Mettons que si on était vous, on resterait pas pour un dernier verre. »

Des fois, moins d’une heure de préavis. Pas le temps de terminer ton émission avant le grand boom.

Ma grand-mère avait toujours sept petits bagages prêts. Un pour chacun de ses enfants. Au pied du lit, jamais ailleurs. Parce que lorsqu’ils devaient bouger, ils devaient bouger vite.

Plusieurs « déménagements » par mois. Et pas de Clan Panneton en temps de guerre, tu gardes ce que tu peux tenir. De toute façon, pas le temps de s’installer, on repart probablement dans quelques jours. Quand le nouveau Publisac arrivera.

Curieusement, les écoles restaient ouvertes. Pas question d’annuler la session. Alors guerre pas guerre, tu vas l’apprendre, ta règle de Pythagore.

Il y avait les bombardements annoncés, mais il y avait aussi les bombardements-surprises. Souvent, ça arrivait vers 16 heures, l’heure du retour. Histoire de perturber la circulation.

Ça paralysait toute la ville. Sont pas fous, ceux qui gèrent ça, la guerre.

Quand ça arrivait, ma mère ne pouvait pas rentrer chez elle. La directive était d’aller se réfugier dans le lobby d’un hôtel, d’un commerce. N’importe où. N’importe quel endroit doté d’autre chose que d’un ciel nu en guise de protection.

Le temps que ça passe. Ses mots à elle. « Le temps que ça passe. »

Comme si on parlait de la pluie. De la même manière que j’attends que ça passe quand je n’ai pas mon parapluie et que je n’ai pas envie de mouiller mes cheveux.

Ma mère n’aime ni la pluie, ni le tonnerre, ni les feux d’artifice. Le bruit que ça fait. Tu fais le lien.

Ma mère avait peur quand j’allais au dépanneur. Trauma. Parce que plus jeune, son petit frère était sorti acheter du pain et tardait à rentrer. À la radio, ça disait qu’on avait bombardé le quartier où se trouvait le dépanneur.

Ma mère est allée voir. Pour le retrouver, ou au moins récupérer le corps. Pas parce que c’était brillant, mais parce que c’était comme ça.

En route, une bombe explose. Maman est inconsciente. Un voisin temporaire la ramasse et la ramène à ma grand-mère.

Blessée à la cuisse et au thorax.

Des fragments de bombe se sont logés dans son poumon. Encore aujourd’hui, ma mère a des fragments de bombe dans le poumon. Peu importe combien de fois je le dis ou l’écris, c’est surréel.

Une fois consciente, on lui apprend que son petit frère, au lieu d’aller directement au dépanneur, a fait un détour pour aller voir ses amis, le petit tabarnak. Il voulait jouer. Qui peut bien lui en vouloir ? Guerre civile ou pas, les enfants seront des enfants, 250 000 disparus sur 3 millions d’habitants and counting.

Un jour, comme beaucoup de gens qui ont vécu cette guerre, elle n’attendait plus que ça passe, elle attendait juste de mourir.

Elle n’avait plus peur, elle était juste écœurée.

Heureusement, ça a fini par passer. Quinze ans plus tard. 

Paradoxalement, la peur était partie une fois la mort certaine. Mais elle est revenue une fois la vie possible.

Trente ans et sûrement autant d’accolades avec la Faucheuse plus tard, ma mère est encore là. Mais la guerre te marque. Quand c’est rendu que t’as peur de ne pas revenir d’Ottawa… 

À 10 ans, j’ai réalisé que si ma mère était en un morceau après tout ça, ma vie à moi risquait d’être une vraie blague.

Peut-être pour ça que je n’ai pas eu peur de laisser tomber mon domaine d’études respectable avec un diplôme et un avenir assuré.

Elle ne comprenait pas : comment quelqu’un pouvait-il cracher sur cette stabilité dont elle avait rêvé toute son enfance ?

Peut-être pour ça que je n’ai pas eu peur de lâcher ma job stable sur un coup de tête. Parce que je ne trouvais pas de parking. Ça la terrorisait de me voir aller.

Je ne comprenais pas : elle n’avait pas peur de partir à la recherche de son frère peut-être en morceaux, mais elle avait peur que je lâche ma job dans un centre d’appels.

Peut-être que je n’ai pas peur parce que je lui dois au moins ça. De ne pas avoir peur pour nous deux.

Ma mère est la personne la plus peureuse au monde.

Ma mère est la personne la plus courageuse au monde. Elle ne le sait juste pas.

La personne la plus peureuse au monde m’a donné tout le courage du monde.

Aie pas peur, maman, il ne pleut plus.

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