Le Québec fantôme

Explorateurs du néant

Sur les 275 hectares du site de l’institut Doréa, il n’y a absolument rien à voir. Des bâtisses décrépites, abandonnées depuis 20 ans, qui ont autrefois accueilli des orphelins de Duplessis. Des murs en ruine, de l’eau qui dégoutte, des fenêtres placardées.

Pourtant, Christian St-Pierre, gardien officieux du site depuis 2001, passe très souvent la nuit à chasser les intrus sur cet immense terrain.

« Ça n’arrête pas ! Il y en a plusieurs dizaines par jour, soupire-t-il. Un soir, c’étaient des gens de Toulouse, en France. Ils arrivaient directement de l’aéroport. Leurs bagages étaient encore dans leur coffre ! »

Barrie, Ontario. Edmunston, Nouveau-Brunswick. Les visiteurs se pressent de partout pour arpenter les couloirs en ruine du vieux complexe. « Un soir, la Sûreté du Québec a arrêté 70 personnes ici », raconte M. St-Pierre. Les visiteurs sont de tout acabit : amateurs de rites sataniques, réalisateurs de films pornos, organisateurs de raves, chasseurs de fantômes.

« Je ne me demande pas s’il va y avoir des morts ici, je me demande juste quand ça va arriver », dit M. St-Pierre en désignant, d’un geste las, les murs bombés des bâtisses de béton.

L’affluence est telle sur le site que la petite municipalité – dont nous tairons le nom – a fait adopter un règlement interdisant spécifiquement aux intrus d’y pénétrer. Les affiches informant les « visiteurs » des conséquences du règlement municipal 165 sont placardées partout sur le site : 200 $ d’amende.

Mais rien n’arrête ces explorateurs du néant. Surtout pas les contreplaqués posés dans les fenêtres.

« Ils arrivent ici avec des crowbars, des scies, des masses… Tiens, regarde cette porte-là. Elle était bien vissée hier. Disons qu’ils n’ont pas fait ça avec un canif ! »

— Christian St-Pierre, gardien officieux du site de l’institut Doréa, à propos des visiteurs nocturnes de l’endroit

Larry Bernier, maire du petit village de Lac-Édouard, en Haute-Mauricie, a vécu un scénario semblable. Le vieux sanatorium du village, entouré de plusieurs maisons à l’abandon, attirait le même public que l’institut Doréa. Une partie du complexe a brûlé, victime des vandales. « Les gens venaient voir, voler, briser ou voir des fantômes. On a décidé que les fantômes allaient déménager. »

Pendant un mois et demi, le maire a donc passé la nuit sur le terrain du vieil hôpital. « De 22 h le soir à 4 h du matin, je notais les plaques d’immatriculation et on les envoyait à la police. Ils se faisaient pincer par la SQ en ressortant. Ça s’est su sur le web. Ça a calmé la chose ! »

LES ESTHÈTES DE L’ABANDON

Jarold Dumouchel pousse un grand soupir quand on lui raconte ces anecdotes. Le concepteur de sites internet, grand amateur de photo, consacre ses temps libres depuis 10 ans à explorer les édifices abandonnés un peu partout au Québec.

Son site, Urbex Playground, où les photos d’édifices abandonnés font figure de toiles de peintre, est l’un des plus connus par les amateurs d’exploration urbaine et rurale. Aujourd’hui, Urbex recense près de 200 lieux abandonnés, dont les images ont été récoltées par des collaborateurs à travers le monde. Le site internet est visité par 150 000 personnes chaque année.

« Nous, on cherche des sites non touchés, non vandalisés et où il y a une histoire marquante. Et on ne veut pas les partager, afin de les laisser intacts. »

— Jarold Dumouchel, auteur du site Urbex Playground

Pourquoi les édifices abandonnés suscitent-ils une telle passion ? « Tu as l’impression d’être dans un endroit où le temps s’est arrêté. Autour, le monde bouge, mais ici, il ne s’est rien passé depuis 20 ans. »

Lorsqu’il visite un site, Jarold Dumouchel s’impose des règles strictes. Il essaie généralement d’obtenir l’autorisation du propriétaire. « Je ne démolis rien. Je ne touche rien. Je ne prends rien. Et quand je pars, le lieu est exactement comme il était à mon arrivée. »

Les amateurs d’exploration urbaine ou rurale ont chacun leur motivation. « Pour certains, c’est l’infiltration. S’ils ne rentrent pas par effraction, ça ne les intéresse pas. Pour d’autres, c’est juste de se promener. Moi, mon fun, c’est la photo. »

Le mouvement Urbex, dont Jarold Dumouchel est le digne représentant au Québec, a démarré au milieu des années 80 en Europe. Partout, ces esthètes de l’abandon ont ouvert la voie à d’autres publics, même s’ils demeurent très discrets sur les emplacements.

« J’essaie de prendre des précautions. On cache les rues. On dit largement : ça se trouve dans telle région, explique-t-il. Mais certains lieux que j’ai visités… six mois plus tard, c’est plein de graffitis et à moitié brûlé. »

LES COWBOYS DU PARANORMAL

Graffiteurs, revendeurs de ferraille, squatteurs… tous ces gens recherchent activement les édifices abandonnés et ne sont pas particulièrement délicats. Mais sur l’internet, ce sont surtout les chasseurs de fantômes qui pullulent, attirant les curieux vers ces lieux comme des aimants, à grand renfort de vidéos à la Blair Witch Project.

« Il doit se former une nouvelle équipe de chasse au paranormal chaque semaine au Québec. C’est vraiment la mode. Tout le monde se déclare enquêteur en paranormal », dit Sylvain Lavoie, du Bureau d’enquête en phénomènes paranormaux. M. Lavoie, qui dit réaliser plusieurs enquêtes par an, généralement dans des lieux habités et à la demande des propriétaires, s’insurge contre les pratiques de ces « cowboys du paranormal ».

« Ils vivent leur trip en se foutant des lois, des règlements. Ils démolissent des clôtures, ils brisent des choses sur place… Moi, quand je mène une enquête, j’ai un contrat signé par le client. Je ne suis jamais rentré quelque part illégalement. »

Christian St-Pierre, lui, a un jour voulu donner une bonne leçon aux jeunes qui envahissent les terrains de l’institut Doréa. Il a revêtu une longue cape noire et s’est caché dans un coin sombre du bâtiment. « J’ai attendu qu’ils soient bien buzzés, puis je me suis juste joint à leur groupe. À un moment donné, ils se sont aperçus qu’ils étaient six, et non cinq. Ils se sont sauvés en hurlant », raconte-t-il en riant.

Mais, à son grand ébahissement, la manœuvre a eu… l’effet inverse.

« Le lendemain, il y avait des dizaines de voitures ici. C’était quasiment un ciné-parc. Tout le monde venait voir le fantôme ! »

Vaincre l’obscurité

Lorsqu’il part en expédition, Jarold Dumouchel revêt de solides chaussures de marche et des gants de travail. Dans son sac à dos noir, il transporte une trousse de premiers soins, de la nourriture et de l’eau, plusieurs lampes de poche et un gros stock de piles. Il transporte également son matériel photo : boîtier Nikon D700, objectif Nikkor : 24-120 mm f/4, 16 mm f/1.4 et 50 mm f/1.4, un flash SB800 et un trépied Manfrotto.

Pour prendre les clichés réalisés dans six édifices abandonnés du Québec, La Presse a utilisé : boîtiers Canon EOS-1D X, EOS 5D Mark III, objectifs Canon 24 mm f/1.4, 35 mm f/1.4, TS-E 17 mm f/4 et trépied Manfrotto.

Certains endroits étant presque totalement obscurs, les clichés ont été réalisés avec l’aide de la technique du light painting, avec des lampes de poche. Dans tous les cas, nous avons été invités à pénétrer sur les sites par les propriétaires de l’endroit ou les gardiens des lieux.

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