Chronique 

Aimer

Le pire, le pire du pire, ce qui me donne le plus le vertige dans l’histoire de la jeune Daphné Boudreault, vraisemblablement tuée par son ex, Anthony Pratte-Lops ?

Il l’aimait.

Daphné l’a largué pour un autre, c’était tout frais. Pratte-Lops, de toute évidence, ne l’a pas pris. Il l’a hurlé partout. Histoire classique, universelle.

Oui, oui, la police a gaffé, je sais, je vous entends d’ici… Et ça a contribué à la mort de cette jeune femme de 18 ans. C’est sûr que la police a merdé.

À quel moment ? Quand les flics n’ont pas embarqué Anthony Pratte-Lops au dépanneur où Daphné travaillait, d’où elle a composé le 9-1-1 parce qu’elle avait peur de lui ? Quand ils auraient dit à Daphné qu’il n’était pas une menace ? Quand Daphné a pu entrer avant la policière dans l’appart où Pratte-Lops se trouvait ?

L’enquête le dira.

Mais qui nous dira ce qui se passe dans la tête de ces paumés qui ne savent pas aimer sans terroriser, qui ne savent pas rompre sans fesser ?

***

Le pire du pire comme je disais, c’est qu’il l’aimait, son ex, ce con. Je cite l’anthropologue Helen Fisher, spécialiste de l’amour, dans une conférence TED il y a quelques années : « Partout dans le monde, vous trouverez des gens dont l’amour est rejeté qui vont se tuer pour cela. […] Les gens vivent pour l’amour. Ils tuent par amour. Ils meurent par amour. […] Je crois aujourd’hui que c’est le plus puissant processus cérébral du monde, qui génère à la fois une joie et une détresse immenses. »

Il y aura une enquête de police sur les actions de la police dans cette affaire. On verra si des procédures existantes ont été respectées. On verra s’il y a lieu d’en créer d’autres. C’est ainsi que la police apprend : de ses erreurs.

Mais comment apprend-on à aimer ?

Je sais que ça semble cinglé de parler d’amour quand il est question d’un geste haineux, de haine qui mène au meurtre de quelqu’un qu’on aime profondément…

Mais il y a clairement des hordes de gars qui ne savent pas aimer. Pas juste des gars, des filles aussi, me direz-vous, c’est vrai. Elles ont moins tendance à poignarder leur ex, cependant…

À la base, je le répète et c’est terrible, il y a de l’amour, ici. Un amour terriblement mal géré, un amour qui tache et qui blesse, mais de l’amour quand même.

Alors, je répète ma question : comment apprend-on à aimer ?

On apprend à patiner, à fendre du bois, à pêcher, on apprend à conduire, on apprend à lire, on apprend l’anglais, on apprend le tricot, on apprend toutes sortes de choses…

Oui, bon, l’école pourrait enseigner ça, à aimer sainement. L’école pourrait aussi enseigner les finances personnelles et la réanimation cardiorespiratoire, mais ça commence à faire pas mal de choses qu’on balance dans la cour de l’école, je trouve, en plus des maths, de l’histoire, du français…

Et si ça commençait un peu à la maison ?

J’ai enseigné à mon fils à patiner, je l’expose à l’anglais le plus souvent possible, je vais lui apprendre à conduire, il a appris à se faire des œufs au plat en me regardant faire. Pour le tricot, il devra en faire son deuil, ça ne viendra pas de moi…

Mais l’amour, l’amour… Euh…

Vous, en parlez-vous avec vos enfants, de l’amour ? Moi non plus.

Je ne lui ai pas encore dit que l’amour, c’est la plus belle et la plus grande chose, le seul moteur de la survie comme chantait Cohen, le plus puissant processus cérébral, dixit Fisher.

Je ne lui ai pas encore dit, surtout, qu’on y survit quand il meurt, l’amour. Je ne lui ai pas raconté mes peines d’amour.

Je ne lui ai pas dit que l’amour n’a rien à voir avec la vente d’une auto, de souliers ou d’une sécheuse : si t’es obligé d’user de persuasion pour qu’elle t’aime ou pour la garder, c’est mal barré en partant.

Je ne lui ai pas encore dit que la seule – oui, la seule – façon de repatcher son petit cœur, ce sera de laisser passer le temps. On n’en sort pas, on n’en sort jamais : le temps, le meilleur des analgésiques.

Et je ne lui ai pas encore dit que la douleur, la douleur d’un amour qui meurt, c’est juste la preuve que t’es humain. Ce n’est surtout pas la preuve que t’es moche, que t’es faible ou que t’es stupide d’avoir osé aimer. Des fois, ça ne marche pas, ça ne marche plus. Ça arrive.

***

Anthony Pratte-Lops est accusé d’un crime horrible. La justice décidera de son sort. Mais je lis ce qu’il a hurlé sur Facebook, j’écoute ce que les proches de Daphné ont raconté sur lui…

Et ce gars-là ne savait pas aimer.

S’il avait su, aurait-il disjoncté comme il l’a fait ?

Nul ne le sait.

Mais si on commence à parler d’amour avec nos enfants, si on en fait un objet d’apprentissage, si on ne les laisse pas apprendre l’amour sur le tas, si on ne les laisse pas juste apprendre sur le tas, je veux dire, peut-être qu’on va réussir à limiter le nombre de petits Anthony qui se radicalisent quand ils ont le cœur brisé, une fois adultes. Peut-être. On ne perd rien à essayer.

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