LES 100 ANS DE LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

SUR LES TRACES DES MESSAGÈRES D’EINSTEIN

C’est l’une des prédictions les plus spectaculaires de la relativité générale : des événements cosmiques peuvent faire onduler l’espace-temps comme un lac agité par des vagues. Un siècle plus tard, des scientifiques croient être sur le point de détecter enfin ces ondes. La Presse a visité les coulisses de leur étrange machine et assisté aux derniers préparatifs d’une expérience qui pourrait marquer l’histoire.

LIVINGSTON, Louisiane — Un mardi après-midi de septembre, près de la petite ville de Livingston, en Louisiane. Dans un laboratoire caché au milieu d’une forêt de pins, 11 scientifiques tiennent une téléconférence tendue.

Dans la salle de contrôle qui rappelle celles de la NASA, 27 écrans affichent des courbes et des chiffres qui changent constamment. Sur une table repose une caisse de tablettes de chocolat dans laquelle tout le monde pige.

Un haut-parleur fait entendre la voix d’autres chercheurs. Ils travaillent dans une copie exacte du laboratoire de Livingston, mais installée à l’autre bout du pays, dans un désert de l’État de Washington.

Janeen Romie dirige la téléconférence. Soudain, son visage se referme. Invoquant les problèmes qui s’accumulent, quelqu’un, au bout du fil, vient d’évoquer l’idée de retarder une expérience prévue pour le lundi suivant. Une ronde de mesures que les scientifiques attendent depuis plus d’une décennie.

Mme Romie met fin à l’appel, puis donne libre cours à sa frustration.

« Reporter l’expérience ne nous fera rien gagner, lance-t-elle d’un ton sec. Pour lancer la ronde, il y a des conditions à remplir. Est-ce qu’on les remplit aujourd’hui ? Non. Mais on va réévaluer jeudi et décider vendredi. Pour l’instant, il n’y a rien à discuter. »

Chandail à capuchon ouvert sur un t-shirt de l’Université Caltech, jeans, espadrilles roses : Janeen Romie dirige le groupe d’ingénierie du détecteur de LIGO, acronyme anglais de Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory. Les chercheurs de ce projet sont engagés dans un pari qui a déjà coûté 1 milliard de dollars US, la somme la plus importante jamais débloquée par la National Science Foundation américaine. L’objectif : détecter des ondes gravitationnelles, un phénomène prédit il y a un siècle par Albert Einstein, mais qui, contrairement aux autres prédictions de la relativité générale, n’a encore jamais été confirmée directement.

QUAND L’ESPACE-TEMPS FAIT DES VAGUES

La relativité générale stipule que l’espace-temps forme la matrice de l’Univers. Les objets, à cause de leur masse, déforment l’espace-temps. Or, s’ils entrent en collision ou accélèrent, des objets très massifs peuvent provoquer des vagues dans l’espace-temps, un peu comme une pierre lancée dans un étang forme des ondes. Ces vagues se propagent dans le cosmos à la vitesse de la lumière. On les surnomme les « messagères d’Einstein ».

Einstein a toujours pensé que les ondes gravitationnelles étaient impossibles à détecter. Mais 100 ans plus tard, les chercheurs du LIGO veulent le prendre en défaut. Ils croient que si des événements d’une ampleur gigantesque se produisent dans le cosmos – deux trous noirs qui tournent l’un autour de l’autre, par exemple –, les vagues produites seront assez fortes pour atteindre la Terre et y être détectées. Et pour les capter, ils ont conçu une bien étrange machine.

UNE COURSE ENTRE LASERS

Le LIGO ressemble à un immense boomerang. Le site est constitué de deux tunnels de ciment qui s’éloignent l’un de l’autre à angle droit jusqu’à disparaître à l’horizon. Chacun fait 4 km de longueur.

On peut voir l’expérience du LIGO comme une course. Dans chacun des tunnels circule un laser. En arrivant au bout du tunnel, chaque faisceau est réfléchi par un miroir et revient à son point d’origine.

En temps normal, les deux lasers prennent exactement le même temps pour parcourir leur aller-retour. Mais si une vague gravitationnelle venue du cosmos déforme l’espace-temps, l’un des bras se contractera ou se dilatera très légèrement par rapport à l’autre. Les lasers reviendront alors à leur point d’origine avec un très léger décalage. Ce décalage, si on le détecte, révélera le passage d’une onde gravitationnelle.

En principe, l’idée peut paraître simple. En pratique, c’est une autre paire de manches. C’est que la variation de longueur que les chercheurs espèrent détecter est ridiculement petite. Un milliard de fois plus petite… que la taille d’un seul atome.

UNE AIGUILLE DANS UNE BOTTE DE FOIN

Détecter une variation de distance si minuscule exige un souci du détail et une précision maniaque propres à décourager à peu près n’importe qui.

« Il y a une infinité de facteurs auxquels il faut penser », admet Brian O’Reilly, scientifique du California Institute of Technology (Caltech).

Ici, le mot « calibration » est répété des dizaines de fois par jour. Le grand défi des chercheurs est de rendre le système assez sensible pour détecter l’infime différence de longueurs dans les bras de l’appareil. Mais quand ils y parviennent, ils se heurtent à un autre problème : ils captent trop de signaux.

C’est que d’innombrables phénomènes autres que les ondes gravitationnelles font vibrer le sol et modifient légèrement la longueur des bras du système. Lors de notre passage, les scientifiques pestaient contre un tremblement de terre de 6,2 à l’échelle Richter, survenu en Nouvelle-Zélande pendant le week-end, qui avait bousillé les mesures.

Arbre qui tombe, train qui roule, vagues qui s’abattent sur la côte de la Louisiane une centaine de kilomètres plus loin : ici, toutes les vibrations sont traitées en ennemies. En arrivant au LIGO, une affiche exhorte les automobilistes à ralentir.

« Site sensible aux vibrations. Expérience en cours », peut-on lire en grosses lettres.

« Détecter le signal d’une onde gravitationnelle parmi le bruit est comme chercher une aiguille dans une botte de foin », dit Gabriela Gonzalez, physicienne de l’Université de la Louisiane et porte-parole du LIGO.

Des chercheurs de partout dans le monde analysent le fouillis de données qui sort du LIGO afin d’y détecter la signature d’une onde gravitationnelle. Ce n’est pas pour rien qu’un laboratoire identique a été installé dans l’État de Washington. Si les deux captent un signal identique, il y a de meilleures chances qu’il vienne du cosmos plutôt que d’un phénomène local. LIGO collabore aussi avec VIRGO, un observatoire italien.

LE MOMENT DE VÉRITÉ

Pendant 10 ans, les appareils du LIGO ont fonctionné sans détecter la moindre onde gravitationnelle. Mais la machine s’est tellement améliorée qu’on ne parle plus aujourd’hui de LIGO, mais de « LIGO avancé ».

L’appareil est maintenant beaucoup plus sensible, ce qui veut dire qu’il peut capter des vagues provenant de plus loin dans le cosmos. Et comme les événements qui génèrent ces vagues ne se produisent pas si souvent, le fait de pouvoir sonder une plus grande portion du ciel augmente les chances de détection.

Lors de notre passage, la toute première ronde de mesures de LIGO avancé était prévue pour la semaine suivante.

« Ce sera la première fois qu’on explorera le ciel avec une telle sensibilité. Il faut être prêt à tout », dit Brian O’Reilly avec une fébrilité évidente.

Mais plusieurs problèmes restaient à régler et la tension était palpable. La ronde de mesures a fini par être retardée d’une semaine et demie. Les chercheurs préviennent qu’il faudra sans doute des mois, voire quelques années, avant de détecter une onde gravitationnelle.

Brian O’Reilly estime aujourd’hui la probabilité de succès à 95 %. Gabriela Gonzalez la place à 99 %. Et ici, personne n’est dupe : une telle découverte aurait de fortes chances d’être auréolée d’un prix Nobel.

« Au cours des prochaines années, soit on va détecter quelque chose, soit nous devrons avoir une sérieuse discussion sur les raisons pour lesquelles on ne voit rien », résume Brian O’Reilly.

UNE NOUVELLE FAÇON DE SONDER LE COSMOS

Si les chercheurs du LIGO déploient tant d’efforts à essayer de capter des ondes gravitationnelles, ce n’est pas pour confirmer leur existence. La relativité générale a 100 ans et tout le monde ici a foi en ses prédictions.

Les chercheurs espèrent plutôt qu’après avoir parcouru le cosmos jusqu’à la Terre, les ondes gravitationnelles leur fourniront des informations sur les événements qui les ont générées.

« Il ne s’agit pas de tester Einstein. Il s’agit de comprendre les trous noirs, les étoiles à neutrons, peut-être d’autres sources d’ondes gravitationnelles que nous ne connaissons pas encore », explique Gabriela Gonzalez, de l’Université de la Louisiane.

Les scientifiques espèrent capter des ondes gravitationnelles émises par des objets du cosmos qu’aucun télescope actuel ne peut voir, comme certains amas globulaires. Et, pourquoi pas, détecter celles émises par la mère de tous les événements, le Big Bang.

« Pouvoir lire l’Univers à travers les ondes gravitationnelles lancerait tout un nouveau champ en astronomie, dit le scientifique Brian O’Reilly. Ce serait le début d’une nouvelle ère. »

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