Jeux vidéo en ligne

Quand les filles deviennent la cible

Environ 40 % des adeptes de jeux vidéo sont des femmes. En ligne, elles font pourtant face aux moqueries et parfois à des menaces très agressives. 

UN DOSSIER D'ALEXANDRE VIGNEAULT

« Je vais la violer »

Toxique. L’adjectif est abondamment utilisé pour décrire le climat entourant Overwatch, jeu vidéo où deux équipes armées jusqu’aux dents tentent de s’anéantir l’une l’autre. Le mot n’est pas trop fort. Les affrontements en ligne peuvent donner lieu à des tirs groupés d’insultes et de railleries. Voire de menaces. Pas entre adversaires, entre coéquipiers ! Et si tous les joueurs sont susceptibles d’être attaqués, un groupe est particulièrement visé : les joueuses.

« Ce ne sont pas de très beaux mots », résume Mélissa Beaubien, 28 ans, au sujet de ce à quoi elle a fait face. YouTube est moins évasif : la plateforme répertorie quantité de vidéos qui donnent à entendre le harcèlement enduré par les joueuses. Des vulgarités qu’il serait déplacé d’écrire ici, oui, mais aussi des commentaires d’une misogynie ou d’une violence extrêmes allant de « tu es une fille, as-tu même le droit d’avoir une opinion ? » à « je vais la violer ».

Noémie Bolduc, 31 ans, n’est pas étonnée. Elle a aussi été témoin de menaces de viol et de mort en s’adonnant à des jeux de rôles en ligne comme World of Warcraft et Diablo.

« C’est effrayant ce qui peut être dit. Tu finis par ne plus les voir tellement il y en a. »

— Noémie Bolduc, joueuse

Ses avatars féminins ont même subi des attouchements et du harcèlement sexuel… comme ça peut se produire dans la rue ou dans le métro.

« C’est un personnage de jeu vidéo, le dessin n’est même pas réaliste ! Tu peux te dire que tu ne fais de mal à personne, parce que tu ne la vois pas et que le personnage n’a pas d’expressions, réfléchit-elle. Je trouve ça dérangeant. C’est comme si ça permettait aux gens de penser que ce genre de comportement est acceptable. » Elle croit que la seule façon pour elle d’avoir la paix serait d’incarner des personnages masculins.

#moiaussi

Ce manque de respect envers les joueuses ne date pas d’hier. Mia Consalvo, professeure de communications à l’Université Concordia, constate qu’on en parle davantage depuis que le jeu se déroule en ligne, où les participants peuvent être jumelés avec des inconnus. « Je ne dis pas que ça se produit tous les jours, mais le fait que la plupart des femmes en ont fait l’expérience est révélateur », observe-t-elle.

« Ça nous dérange toutes », dit Noémie Bolduc, au nom de ses amies joueuses et elle. L’omniprésence de ce harcèlement sexuel en fait un sujet dans un forum de discussion consacré au jeu Overwatch, par exemple. Là aussi, la misogynie s’exprime sans gêne et les discussions déraillent souvent. Et il y a toujours un participant pour souligner que tous les joueurs sont susceptibles de subir du harcèlement, pas seulement les femmes. Mia Consalvo le confirme. Mélissa Beaubien et son amie Véronique Bouffard, 25 ans, sa coéquipière au sein des Sailor Scouts (équipe féminine qui participe à des compétitions d’Overwatch), le constatent aussi. Aucune d’entre elles ne trouve que c’est une bonne raison. « L’idée, ce n’est pas que les gens reçoivent ce genre de commentaires de manière égale. C’est qu’ils n’en reçoivent pas, point ! », tranche d’ailleurs Noémie Bolduc.

Overwatch, Counter Strike ou League of Legend, qui comptent parmi les univers de jeu problématiques, ont en commun de permettre aux joueurs de se parler pour coordonner leurs attaques. Trahies, si on peut dire, par le timbre de leur voix, les joueuses risquent de devenir des cibles. « Il y a des filles qui n’osent plus parler à cause de ça », affirme Véronique Bouffard. « Ce n’est pas en arrêtant de parler que le problème va se régler », juge toutefois sa collègue Mélissa Beaubien.

Changer les choses

Noémie Bolduc juge que le harcèlement subi par les joueuses est tel que les entreprises de jeux vidéo « ne peuvent pas ne pas en être conscientes » et doute qu’elles fassent le maximum pour changer les choses. Mia Consalvo explique que plusieurs développeurs ont mis en place des systèmes permettant de dénoncer les joueurs au comportement déplacé. « Le défi, c’est de faire sentir aux gens que leurs dénonciations mènent à quelque chose », dit-elle.

Noémie Bolduc dit avoir déjà fait bannir des joueurs pour des propos déplacés. Mais les sanctions sont loin d'être automatiques.

« [Les entreprises] prennent souvent du temps à réagir et ne mettent pas toujours leurs menaces à exécution. »

– Gabrielle Trépanier-Jobin, professeure à l’École des médias de l’UQAM

Cette incohérence fait en sorte que les harceleurs ne prennent pas les menaces au sérieux. « Après combien de dénonciations c’est valide ? », se demande pour sa part Mélissa Beaubien, montrant bien que le processus reste obscur.

Blizzard, entreprise qui a notamment conçu Overwatch, n’a pas répondu à la demande d’entrevue de La Presse. Jeff Kaplan, principal architecte du jeu, a toutefois publié en septembre dernier une vidéo où il parle d’une augmentation des « mauvais comportements » et de la « toxicité » de l’environnement de jeu. Il ne parle pas de harcèlement sexuel, mais rappelle l’existence du système de dénonciation qui a mené selon lui à des actions contre près de 500 000 comptes, le plus souvent à la suite d’une plainte d’un joueur.

Les filles de Sailor Scouts estiment qu’il est « nécessaire » d’assainir l’environnement de jeu. Faire preuve de « maîtrise de soi » et éviter « la violence physique et verbale » est d’ailleurs inscrit dans la charte de la Fédération québécoise de sports électroniques. « Les efforts doivent aussi venir de la communauté des joueurs. Si tout le monde prenait la défense de celles et ceux qui se font publiquement attaquer plutôt que de demeurer silencieux, signale Gabrielle Trépanier-Jobin, la situation pourrait peut-être changer. » Jeff Kaplan a beau en appeler au bon sens des joueurs, aucune des joueuses interviewées ne croit que l’autorégulation suffira. « Ça prend un changement de culture », croit Noémie Bolduc.

« Il s’agit d’un gros problème, mais si on fait un pas en arrière, on voit que c’est un problème dans les échanges en ligne en général », rappelle Mia Consalvo. Facebook n’est pas exempt de dérapages violents, comme chacun sait. Cachés derrière un avatar ou un pseudonyme, les gens mettent encore moins des gants blancs. « Le fait d’adopter des comportements répréhensibles peut salir la réputation d’un avatar, mais rien n’empêche le joueur de se créer un nouveau personnage par la suite », rappelle en outre Gabrielle Trépanier-Jobin.

Les joueuses interviewées disent toutes que, à jeu égal, elles privilégieraient celui où l’environnement est le plus sain. Mia Consalvo croit que les entreprises qui prendront le problème plus au sérieux attireront davantage de joueuses. « Si les femmes voient un espace moins toxique ailleurs, prévoit-elle, elles iront là. »

Une équipe 100 % féminine

Elles se sont rencontrées lors des « vendredis Overwatch » tenus au Meltdown, un repaire de gamers situé rue Saint-Denis, dans le Quartier latin. L’endroit a une « ambiance amicale », dit Véronique Bouffard, 25 ans. « On était très peu de femmes là-bas, précise-t-elle toutefois. On s’est dit qu’on pourrait essayer de faire un tournoi avec une équipe complètement féminine. » Le projet s’est concrétisé : l’équipe s’appelle Sailor Scouts et compte six joueuses régulières et deux remplaçantes.

Véronique raconte avoir eu envie de fonder une équipe de filles entre autres parce que lorsqu’elle jouait avec des gars, elle était souvent confinée à un rôle de soutien très cliché pour les joueuses : une guérisseuse baptisée Mercy. « Bien des femmes s’intéressent à ces rôles et c’est correct. Ça devient un problème quand c’est imposé », relève toutefois la jeune femme, qui travaille comme développeuse de communauté chez Ubisoft.

« Les joueuses souffrent encore de nombreux préjugés et stéréotypes dans la culture vidéoludique, dont celui de la fake gamer girl, qui joue aux jeux vidéo pour faire plaisir à son copain ou pour attirer l’attention, signale Gabrielle Trépanier-Jobin, professeure à l’École des médias de l’UQAM. On doute plus souvent des compétences des joueuses et de l’intérêt qu’elles portent aux jeux. »

Véronique ne voulait pas se faire imposer de limites. Elle ne se voyait pas évoluer comme joueuse dans le genre de rôle qu’on lui laissait. Son désir à elle, c’était de monter au front et d’incarner un personnage appelé Tank. « Je voulais le rôle qui fonce », dit la joueuse.

Ce qu’elle aime d’Overwatch, populaire jeu mettant aux prises deux bandes armées ? La stratégie et le jeu d’équipe. Sailor Scouts s’y adonne d’ailleurs avec le plus grand sérieux : sa bande se rejoint en ligne pour au minimum trois blocs de trois heures d’entraînement par semaine. Ce qui a d’ailleurs attiré Mélissa Beaubien, 28 ans, qui cherchait à se joindre à une équipe motivée et organisée.

« Performer à Overwatch demande beaucoup d’investissement de temps », insiste Véronique. Ce jeu évolue beaucoup, les mises à jour sont très fréquentes. Les stratégies à privilégier peuvent être complètement renversées en l’espace de deux semaines, soutiennent les deux joueuses, en raison de modifications apportées à l’un ou l’autre des personnages.

En tentant de s’accomplir comme joueuses – et peut-être un jour gagner leur vie en remportant des compétitions –, les filles de Sailor Scouts ont un autre objectif : promouvoir la présence des femmes dans l’univers du jeu vidéo. Elles souhaitent que les filles osent.

« On veut aider d’autres filles. J’aurais été contente d’avoir un groupe comme ça, avec qui j’aurais pu échanger, quand j’étais plus jeune. »

– Mélissa Beaubien, membre des Sailor Scouts

Les femmes représentent 40 % des adeptes de jeux vidéo et sont, globalement, plus nombreuses à y jouer que les garçons de moins de 18 ans, selon le plus récent rapport de l’Entertainment Software Association. Mia Consalvo, professeure de communications à l’Université Concordia, ajoute que le portrait de l’industrie elle-même a beaucoup changé ces 10 dernières années. « On voit de plus en plus de femmes, pas seulement en production, mais dans les studios et des femmes qui lancent leurs propres studios », dit-elle, en citant notamment la boîte KitFox Games et Pixelles, un« incubateur de jeux » qui s’adresse aux femmes.

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