Chronique

À poil et à sang

Qu’est-ce qui est pire du point de vue de la décence ? Une femme qui allaite et dont on aperçoit un bout de mamelon ou une femme aux seins gigantesques pigeonnants au max, qui débordent de leur soutien-gorge, mais dont on ne voit pas le début d’une aréole ?

Autre question : qu’est-ce qui est le plus osé ? Une femme en bikini qui baisse lascivement sa culotte avec ses doigts pour découvrir pratiquement entièrement un mont de vénus épilé ? Ou deux jeunes filles en bikinis normaux, dont on aperçoit toutefois quelques poils parce qu’apparemment elles ne sont pas passées par le laser ou la cire et vous savez des fois les poils, ça dépasse…

J’en ai une autre encore.

Qu’est-ce qui vous choque le plus au point de croire qu’il faudrait peut-être l’interdire sur les réseaux sociaux : une photo d’une fille à la dégaine d’une danseuse à 10 $ qui baisse son pantalon pour montrer ses fesses (avec un string überminimaliste) dans une pose invitant sincèrement à la fornication, ou une photo d’une fille qui dort dans son lit, relax, totalement vêtue, mais où l’on aperçoit deux taches de sang, une sur son pantalon et l’autre sur le drap, indiquant qu’elle a ses règles ?

Eh oui.

Les mamelons allaitants ont été censurés, les poils ont été censurés et le sang a été censuré. Mais toutes les autres photos, incluant celles remplies de seins et de fesses pratiquement nus, de lèvres siliconées, de bouches ouvertes invitant à la fellation et tout ce que vous voulez d’images et de messages sexuels codés plus ou moins subtilement et flirtant constamment avec les frontières de la pornographie, elles, sont totalement tolérées.

Le test, apparemment, entre ce qui est acceptable ou ne l’est pas, c’est : qu’est-ce qui est tolérable pour un boy, un « mononcle » hétéro, sachant que les photos ne peuvent pas être pornos ?

Alors, le filtre démarre et c’est dans le regard de ce personnage alpha qu’on sépare le publiable de ce qui ne l’est pas.

Un sein de mère ? Vous voulez dire un sein pas bronzé, pas huilé, pas mis en valeur par un soutien-gorge bien pigeonnant ? Hummmm. Non. Un décolleté rebondissant de pitoune 36 DD dans sa camisole de sport mouillée ? Ouiiiii !

Du poil ? Ouach. Non non non.

Une culotte presque trop baissée sur une fille épilée intégralement ? Yesss !

Du sang ? Noooooon, dégueu dégueu dégueu…

Dites-moi où est la logique, car je ne la vois pas.

C’est toujours la même chose.

Sur Facebook comme sur Instagram – j’imagine que sur Snapchat, les censeurs n’ont juste pas le temps de sévir –, les photos interdites et les comptes bloqués le sont non pas parce qu’ils heurtent la décence la plus élémentaire, mais parce qu’ils heurtent la sensibilité d’une norme dont on dirait qu’elle a été déterminée par un comité savamment trié de lecteurs de Summum ou du numéro spécial maillots de bain de Sports Illustrated.

Bien sûr, la plupart des cas auxquels je fais allusion se sont soldés par une admission de bêtise de la part des réseaux sociaux et le déblocage des photos et des comptes visés.

Mais cela n’empêche nullement les censeurs de revenir à la charge. Et chaque fois, il faut que les internautes se mobilisent, hurlent et lancent des mouvements de contestation.

C’est ce que ça a pris pour que les photos de règles de l’artiste Rupi Kaur soient permises sur Instagram et pour que les poils des mannequins du magazine australien Sticks and Stones et de la photographe canadienne Petra Collins soient tolérés…

Et c’est sans parler du mouvement brelfies, né de la censure constante des réseaux sociaux et de la rébellion tout aussi constante de leurs usagers.

Les réseaux sociaux sont formidables parce qu’ils permettent ce genre de réaction spontanée, forte, et ce sont des outils d’expression efficaces pour tous ceux qui n’ont jamais eu accès à de grandes tribunes.

Si une entreprise, en commençant par les réseaux sociaux eux-mêmes, prend une décision sexiste, raciste, homophobe ou tout simplement injuste, on peut le dire haut et fort et c’est tant mieux. On fait avancer les choses.

Mais cette gestion spontanée n’est pas suffisante. Et les réseaux sociaux le savent. Il était temps, par exemple, que Twitter s’intéresse aux discours haineux et racistes et son annonce de jeudi sur la mise en place de mesures de surveillance accrue est une bonne nouvelle.

De la même façon, il faut qu’Instagram, Facebook et compagnie réfléchissent pour que leurs erreurs sexistes ne soient pas commises encore et encore. Combien de photos de femmes allaitant à découvert vont devoir être bloquées pour qu’on arrête cette chasse ? Il faut que les réseaux sociaux apprennent de leurs bourdes.

Bravo aux artistes et aux contestataires qui bousculent les conventions. Bravo aux gestionnaires qui vont commencer à faire comprendre à leurs équipes que le but des règles sur l’équité, le civisme, la décence sur les réseaux sociaux, ce n’est pas de chasser un poil ici ou un mamelon par là, mais de chasser l’inhumain et l’injustice.

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