Opinion Sylvain Charlebois

Ottawa fait de nous des agriculteurs

En indemnisant les producteurs, nous devenons tous des agriculteurs. S’ils perdent de l’argent, nous en perdons aussi. Plus que jamais, l’agriculture devient l’affaire de tout le monde. Un concept auquel les travailleurs de la terre devront s’habituer, qu’ils le veuillent ou non.

Le ministre Bill Morneau nous a livré un budget fédéral à saveur électorale comme plusieurs s’y attendaient. Un peu de tout pour tout le monde, y compris le domaine agroalimentaire. Le budget n’épate pas grand monde et en laisse plusieurs sur leur faim.

On s’attendait bien sûr à des compensations pour les filières du lait, des œufs et de la volaille. Les dédommagements offerts aux agriculteurs assujettis à la gestion de l’offre tournent autour de 4 milliards de dollars. Il s’agit en fait d’une somme identique à celle proposée par les conservateurs de Stephen Harper en 2015. À l’époque, après la signature du caduc Partenariat transpacifique, maintenant connu sous le nom de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTGP), les troupes de Harper voulaient tendre la main aux agriculteurs affectés par le nouveau traité nouvellement signé.

À la hâte, durant une campagne électorale qui ne finissait plus, le gouvernement Harper avait tenté d’acheter la paix, surtout auprès des Québécois, avant le vote de l’automne 2015. Les résultats n’ont guère convaincu. Bizarrement, l’équipe libérale fait à son tour exactement la même chose avec le plus récent budget.

Beaucoup d’argent, mais aucune mesure incitative qui permettrait au secteur de mieux s’outiller pour devenir plus compétitif à long terme.

On assiste ni plus ni point à un rachat public de quotas de production afin de dédommager les producteurs pour des pertes éventuelles. Avec ces indemnisations, la valeur des fermes et des quotas continuera de baisser sans nécessairement que soit prévue une réorientation de cette industrie vers des avenues de création de valeur. Un cul-de-sac, simplement. En d’autres mots, les Canadiens rachètent les quotas que les producteurs avaient reçus gratuitement, sans offrir une stratégie pour l’avenir. Nous investissons tous en agriculture par l’intermédiaire de ce nouveau programme budgétaire. Si les agriculteurs perdent de l’argent, nous en perdons aussi. Pour les contribuables, c’est comme acheter une maison en très mauvais état sans même savoir où elle se situe.

Lire entre les lignes

Pendant ce temps, on n’accorde rien pour le canola avec la Chine, rien non plus pour les légumineuses affectées par un embargo indien et bien peu pour le porc et la fièvre porcine africaine. Il devient intéressant de constater que le programme de compensation couvre les accords avec l’Europe et le PTGP, mais pas l’accord avec les Américains et le Mexique (ACEUM). Il s’agit probablement d’une façon pour le gouvernement Trudeau de signifier que cet accord ne sera jamais ratifié et qu’il faut passer à autre chose. L’ACEUM constituait une très mauvaise entente pour l’industrie agroalimentaire canadienne, surtout pour ceux déjà fragilisés par les précédentes ententes signées ces derniers temps. Ce passage sous-entendu du budget constitue probablement la seule chose à retenir.

Le budget prévoit aussi un soutien financier de 134 millions de dollars sur cinq ans pour une stratégie alimentaire pan-nationale, une somme négligeable, étant donné que le Québec investira davantage pour soutenir sa propre stratégie bioalimentaire.

Malgré cela, espérons qu’une stratégie permettra un jour à notre agriculture d’arrimer sa capacité de produire avec les ambitions nutritionnelles de notre nouveau Guide alimentaire canadien.

Plus de fruits et de légumes, s’il vous plaît, entre autres choses.

Une somme de 100 millions aidera l’innovation dans l’industrie de la transformation. Pour ces quelque 250 000 employés, la somme est minime. La transformation alimentaire est le plus grand secteur manufacturier au pays, faut-il rappeler. Une somme de 24 millions consacrée à la fraude alimentaire aidera à soutenir les efforts de l’Agence canadienne d’inspection des aliments. Un pas en avant, certes, mais puisque ce problème affecte de 15 % à 30 % des produits sur le marché, il reste beaucoup de chemin à faire.

L’internet deviendra une réalité au pays en 2030 avec un investissement de 1,7 milliard pour 10 ans. Les citadins tiennent l’internet pour acquis depuis déjà un bon moment, mais cette initiative tardait à venir pour desservir les régions rurales. Cependant, en une décennie, bien des choses peuvent se passer, alors il va falloir prendre notre mal en patience.

Bref, le budget 2019 des libéraux accomplit peu de choses. Ce document électoraliste nous est offert par un gouvernement qui semble déjà usé par le pouvoir avant de franchir la fin d’un premier mandat. Ce gouvernement visiblement plus urbain qu’autre chose comprend mal les enjeux du secteur alimentaire. Espérons que durant son prochain mandat, s’il y en a un, l’équipe libérale saura mieux servir les intérêts de cette industrie que ces dernières années.

* Sylvain Charlebois est également directeur scientifique de l’Institut des sciences analytiques en agroalimentaire.

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