L A CHUTE DE L’EMPEREUR DU RIRE

Côté soleil, il y a Gilbert Rozon, jeune blanc-bec qui démarre un festival dans un champ de Lachute, réussit l’exploit de convaincre une légende de la chanson française de sortir de sa retraite et finit par bâtir un empire du rire unique au monde. Et dans l’ombre, il y a l’autre Gilbert Rozon. Le séducteur à la sexualité débridée et agressive, impérial et arrogant, qui a carburé à l’ecstasy et considère son entreprise comme un guichet automatique. Portrait d’un homme qui a été pris, il y a quelques mois, dans la tourmente de sa propre crise d’octobre. UN PORTRAIT DE KATIA GAGNON ET DE STÉPHANIE VALLET

Notre démarche

Pour rédiger ce portrait de Gilbert Rozon, La Presse a contacté 65 personnes, et 42 ont accepté de nous parler. Onze d’entre elles ont refusé que leur nom apparaisse dans cet article. Elles ont toutes invoqué la crainte des poursuites, sauf pour un cas, où la personne interviewée craint qu’un article soulignant son lien avec Juste pour rire ne nuise à sa recherche d’emploi. Ces sources confidentielles ont toutes eu un accès direct et privilégié à Gilbert Rozon. De plus, dans la majorité des cas, les informations retenues ne pouvaient être obtenues autrement. C’est pourquoi La Presse 
a consenti à publier leur témoignage de façon anonyme. Gilbert Rozon a décliné notre demande d’entrevue pour ce portrait.

Le séducteur agressif

Québec, 1999. Le feuilleton de « l’affaire Rozon », l’agression au manoir Rouville-Campbell d’une jeune croupière par le grand manitou de l’humour, a pris place il y a moins d’un an. Elle s’est soldée par l’absolution inconditionnelle du grand patron de Juste pour rire. Cette crise l’a profondément changé, lui a permis de faire « un examen de conscience », a déclaré Gilbert Rozon dans plusieurs entrevues.

Dans un hôtel de la capitale, un comédien vient tout juste de regagner sa chambre après un repas pris avec ses camarades de tournée. On frappe à sa porte. Par l’œil magique, il aperçoit son visiteur : Gilbert Rozon. Il est flambant nu, sauf pour une serviette blanche, qu’il porte négligemment sur l’épaule. Et ses propos sont sans équivoque.

« Je veux t’enculer. Tu vas me sucer, mon tabarnak ! »

En ce soir de 1999, M. Rozon a soupé au restaurant avec tous les membres de la tournée. Toute la soirée, il a été odieux avec le personnel du restaurant, raconte la comédienne Dominique Pétin, qui était présente. « Il se comporte comme un grossier personnage. Il parle fort, il est debout sur une chaise, il se plaint du service. Tout le monde est tendu. La propriétaire, qui a ouvert spécialement pour nous, est blanche comme un drap. »

Un peu après minuit, tous regagnent leur chambre. Jusqu’à ce que Rozon se pointe devant la chambre de ce comédien, connu et respecté, qui a accepté de nous raconter cette histoire à condition que nous ne révélions pas son identité.

« Je lui ai dit de s’en aller. La discussion a duré longtemps. À la fin, je lui ai dit : "Heille, Rozon, va te coucher, parce que la police est à la veille d’arriver". »

— Un comédien respecté

Toujours par l’œil magique, le comédien voit alors Rozon se diriger vers la chambre de son amie Dominique Pétin. Il l’appelle immédiatement et lui raconte ce qui vient de se passer. « Mon ami me dit : "Il s’en va cogner chez toi. Ne réponds pas !" », raconte la comédienne. Rozon frappe effectivement à la porte de Mme Pétin. « Dominique ! Laisse-moi entrer », bafouille-t-il. Même si elle se tient coite, il persiste. « Il cognait aux 10 minutes. J’ai fini par m’endormir vers 4 h du matin. C’était comme une terreur nocturne, une nuit d’enfer dans cet hôtel de Québec. »

De l’ecstasy pour la productivité

Vingt ans plus tard, les deux acteurs sont encore stupéfaits par le contraste entre le mea culpa public du grand patron de Juste pour rire et son comportement en privé. « Il était clairement sur une dérape. Et pas longtemps après l’épisode du manoir ! », dit Dominique Pétin.

Cette sexualité débridée et agressive a été au cœur du versant sombre de la vie du grand patron de Juste pour rire. Ces comportements ont-ils été exacerbés par la prise de drogue ? Gilbert Rozon a publiquement admis avoir consommé de l’ecstasy de façon régulière. « J’en prenais pour devenir plus productif, plus intéressant », déclare-t-il dans une biographie rédigée par le journaliste Jean Beaunoyer, parue en 2007.

Au cours des années qui ont précédé, les épisodes troublants s’étaient multipliés, semblent montrer les témoignages médiatisés en octobre dernier. Lyne Charlebois, Salomé Corbo, Pénélope McQuade, Julie Snyder : toutes ces femmes disent avoir subi des agressions de la part de Gilbert Rozon. Les actes qu’elles lui reprochent vont des attouchements au viol et se seraient à peu près tous déroulés entre le début des années 80 et l’an 2000.

La semaine dernière, M. Rozon a publiquement déploré le traitement journalistique dont il a fait l’objet à l’automne, l’assimilant à une « hystérie médiatique ». Il a aussi déclaré qu’il n’avait « jamais fait l’amour à quelqu’un, à une personne qui [lui] a dit non ».

Des proches stupéfaits

De nombreuses personnes qui ont travaillé aux côtés de M. Rozon ont été prises de court par ces allégations d’octobre. Même ceux qui le détestent à s’en confesser. « Je l’ai vu cent fois complimenter un peu trop la serveuse au restaurant. Mais je n’ai jamais rien vu d’autre, raconte un ex-membre de la direction, qui lui voue une inimitié tenace. Mais quand je dis ça, même ma femme ne me croit pas ! »

« M. Rozon n’a jamais été bizarre avec les invitées féminines, dit André Pérusse, qui a longtemps organisé ses fêtes privées. Il a toujours été un gentleman. Il a son humour particulier, mais je ne l’ai jamais vu être déplacé. » Une femme, jeune et jolie, qui a travaillé plusieurs années dans son entourage dit qu’elle n’a jamais subi la moindre avance. « Toutes les années où j’ai travaillé pour lui, j’ai dû vivre avec le fait que les gens pensaient que je couchais avec Gilbert. »

Pourtant, outre ces femmes connues qui l’ont dénoncé publiquement, d’autres sont également sorties de leur silence, beaucoup plus discrètement, au cours des derniers mois. Comme cette ex-employée du groupe Juste pour rire, qui dit avoir subi des attouchements à la fin des années 80.

Des semaines plus tard, voyant qu’elle le fuyait, M. Rozon tombe littéralement des nues lorsqu’elle lui rappelle l’épisode. 

« Je vous jure qu’une larme s’est mise à couler sur sa joue. Il m’a dit qu’il ne s’en rappelait pas. Il m’a dit n’avoir aucun souvenir d’avoir fait cela. Personnellement, je pense que c’est une personne malade. » 

— Une ex-employée du groupe Juste pour rire

Après les dénonciations de l’automne, cette femme a décidé de porter plainte à la police.

Le Service de police de la Ville de Montréal poursuit son enquête sur l’ensemble des plaintes déposées à l’automne. Aucune accusation n’a encore été déposée.

Un directeur de production raconte qu’il a été stupéfait, lors d’un lunch au début des années 2000, quand le grand manitou du rire a répondu de bien curieuse façon à sa demande de financement. « Il arrive, il s’assoit, commande une bouteille de vin. La deux ou troisième phrase de la conversation, c’était : "Je te finance pour 500 000 $, mais je veux t’enculer" », raconte ce directeur de production. Voyant sa vive réaction, M. Rozon a tout de suite reculé.

« Rabaissant et homophobe »

Paradoxalement, il affiche parfois une agressivité ouverte envers les homosexuels. En 2015, le photographe Olivier Ciappa doit prendre des photos de personnalités pour une campagne qui vise à lutter contre l’homophobie. Gilbert Rozon doit prétendre partager un moment de tendresse avec le poète Jean-Paul Daoust, homosexuel déclaré. Les deux hommes ne se connaissent pas. « Ç’a été de l’humiliation, minute après minute, raconte le photographe sur sa page Facebook. J’ai eu affaire à l’un des pires bully, humiliant, rabaissant et homophobe. »

Jean-Paul Daoust a lui aussi gardé un très mauvais souvenir de la séance. 

« Gilbert ordonne à Olivier de prendre la photo, il m’enlace et me frenche de manière très rough. J’ai été surpris, je me suis senti agressé. Il avait la tendresse pas mal rough ! »

— Le poète Jean-Paul Daoust

En 1998, au manoir Rouville-Campbell, Gilbert Rozon avait pourtant reçu un avertissement. À la fin d’une soirée où une cinquantaine d’humoristes ont fêté, M. Rozon invite une jeune croupière dans sa chambre en lui disant qu’il peut l’aider dans la vie. Il lui touche les seins, cherche à l’embrasser, elle panique et crie. La jeune femme, dont nous ne pouvons révéler l’identité et qui a refusé notre demande d’entrevue, porte plainte à la police. M. Rozon est accusé d’agression sexuelle, de séquestration et de voies de fait.

Menottes aux poings, il fait la première page des journaux. Gisèle Baril, une employée de Juste pour rire, était présente ce soir-là. Dans la biographie parue en 2007, elle le défend en ces termes : « Gilbert est un séducteur qui ne peut pas être violent. » Un an plus tard, après avoir plaidé coupable à des accusations d’agression sexuelle, Gilbert Rozon reçoit une absolution inconditionnelle du tribunal.

Un garde du corps

Le grand patron de Juste pour rire a toujours dit qu’il avait cédé à la pression médiatique en plaidant coupable. « Gilbert voulait aller en cour. Mais on l’a supplié pour nous, pour sa femme et ses enfants, de ne pas le faire », dit sa sœur, Luce Rozon, qui travaille à ses côtés, comme sa sœur Lucie, depuis 1989.

Cependant, les deux sœurs connaissent parfaitement leur frère. À l’été 1998, quelques mois à peine après l’épisode du manoir, elles engagent un garde du corps pour faire suivre leur frère. « On avait engagé un gars pour s’assurer qu’aucune fille ne vienne à côté de lui et qu’il la cruise. Ce n’est pas le gars d’une seule femme, c’est certain. »

Dominique Michel était présente lors de cette soirée au manoir. C’est elle qui a ramené M. Rozon à Montréal en voiture. « Ils sont venus me chercher pour me dire que Gilbert ne savait pas comment revenir à Montréal. Il était désespéré, personne ne voulait lui parler. J’ai proposé de l’accompagner. Sur la route, il était dans tous ses états : il pleurait, il était découragé. Je lui ai dit qu’il fallait toujours faire attention, qu’on ne pouvait monter avec une personne inconnue dans une chambre ! Il était tellement malheureux, raconte la comédienne. Je n’ai jamais pensé que ça pourrait recommencer. »

Le petit gars de Saint-André

Saint-André-d’Argenteuil, 1967. Le curé de la paroisse a un souci : le fossoyeur vient de mourir. Gilbert Rozon, 13 ans, se porte volontaire pour creuser la tombe du paroissien mort. « Le curé est là, mais il ne m’aide pas pantoute. Il a 30 kg de trop, il fume, il boit l’équivalent d’une bouteille de vin par messe… » Quand il réalise que son travail lui vaut 65 $ en été – et 100 $ en hiver, puisque le sol est gelé –, Rozon devient le fossoyeur du canton.

« Ç’a été mon premier contact avec l’entrepreneuriat. »

Il faut dire que Saint-André-d’Argenteuil, dans les années 60, était situé à l’équivalent d’une année-lumière de la métropole. Les sept enfants Rozon vivaient avec leurs parents dans un environnement plus que modeste. « La pauvreté, ç’a été un carburant pour moi », explique Rozon aux étudiants en gestion venus l’écouter en 2015 aux Entretiens Jacques Cartier.

Dès le début du primaire, le jeune Gilbert – l’aîné de la famille – collectionne donc les petits boulots. Vendeur de petits fruits, enfant de chœur : « Trois messes, 10 cennes la messe, ça donnait 30 cennes par jour », raconte-t-il en 2015.

En grandissant, la confrontation avec son père, âgé et très religieux, est frontale. « Gilbert est de l’époque des hippies. Il se promenait avec des dreadlocks dans le dos. Personne n’avait ça à Lachute ! Il était tellement pété, alors que notre famille était dans la religion. On allait tous les dimanches à l’église, on faisait le chapelet tous les soirs en famille. Gilbert cherchait l’estime de mon père, mais il était trop moderne », raconte sa sœur Luce.

C’est à la polyvalente de Lachute que le jeune hippie trouve sa vocation. Une troupe de théâtre, le comédien Roger Lebel à sa tête, débarque pour donner un spectacle. Les comédiens sollicitent l’aide du cancre qui traîne dans les corridors pour faire les éclairages. 

« C’est la première fois que je me disais : “Wow, j’aime ça.” J’ai aimé la sensation du spectacle qui va avoir lieu, et moi, simple petit technicien, je servais à quelque chose. »

— Gilbert Rozon, cité dans le cadre des Entretiens Jacques Cartier en 2015

Aussitôt son secondaire fini, il quitte le noyau familial pour Montréal. Il revient à Noël, les bras chargés de cadeaux. « Gilbert a changé nos vies ! s’exclame sa sœur Lucie. Quand je dis qu’on était modestes, je n’ai pas le souvenir qu’on ait eu des cadeaux de Noël. Gilbert était débarqué avec des sacs de cadeaux, que des choses neuves ! Alors que nous, on s’habillait avec des choses données par les religieuses. »

Le clan Rozon

Ce noyau familial de Saint-André-d’Argenteuil, il le transportera avec lui toute sa vie. Juste pour rire a toujours été une entreprise tricotée serré. Ses sœurs Luce et Lucie y ont travaillé toute leur vie, son frère François, son fils Charles, son neveu Patrick y seront aussi employés.

« Chez nous, on est un clan. Et c’est un filet de sécurité », dit-il aux jeunes réunis aux Entretiens Jacques Cartier. « Il a été un vrai bon frère », témoigne sa sœur Lucie, que Rozon a notamment épaulée dans une difficile cure de désintoxication.

La pauvreté a donc été un carburant pour le jeune entrepreneur. Mais aussi un boulet. « Je me suis pris pour un imposteur la moitié de ma vie. » Ce cri du cœur, il l’a lancé dans un bouquin rédigé par Jean Beaunoyer, en 2007. Malgré les succès, les millions, la célébrité, le petit gars de Saint-André-d’Argenteuil semble avoir eu du mal à dompter ce complexe d’infériorité qui l’a longtemps dominé.

Jamais n’a-t-il autant eu le sentiment d’être un plouc que durant son premier séjour en France, au milieu des années 70. Il a tout juste 20 ans, il vient à peine de sortir des Laurentides et il déboule à Paris. « J’étais un gros gars de la campagne qui parlait avec un fort accent québécois. Les gens ne comprenaient rien à ce que je disais et me regardaient de travers. J’ai pris la mesure de mon inculture », dit-il à Sélection du Reader’s Digest en 2010. Il vit une humiliation totale quand, dans un restaurant, il va voir un acteur qu’il admire… et que ce dernier se moque de son accent à couper au couteau.

Mais celui qui deviendra un acteur-clé du milieu culturel québécois n’a pas fait son entrée dans le showbiz par la grande porte. Quand il quitte son village pour Montréal, il est refusé dans les écoles de théâtre. Par dépit, il finit par aboutir au cégep du Vieux Montréal.

Et c’est à cette époque qu’il rencontre C.D. Tous deux ont 17 ans.

Une dizaine de jeunes se trouvent ce soir-là dans un appartement du Plateau Mont-Royal, dont C.D. et son copain de l’époque, plus âgé et « plutôt bum », raconte la femme, qui a pris contact avec La Presse en octobre dernier. De l’alcool et de la marijuana sont consommés.

C.D. a parlé de ce qui s’est passé ce soir-là à ses filles, tout de suite après qu’a éclaté l’affaire du producteur hollywoodien Harvey Weinstein. « Elle nous a dit :“On en a ici aussi, des gens comme ça.” Et elle a laissé entendre qu’elle avait été victime de quelqu’un, sans nous dire qui », témoigne sa fille.

À l’automne, elle s’est jointe au recours collectif contre Rozon. Elle nous a demandé de taire son nom, par crainte des poursuites du producteur.

« J’étais fatiguée. Je suis allée m’étendre sur un lit. Les deux gars sont venus me rejoindre et lui, il m’a violée. Je me souviens très clairement que je lui ai dit non, et à plusieurs reprises. Je m’entends encore lui dire non. »

L’empereur du rire

Paris, 1982. C’est la veille de Noël. Gilbert Rozon débarque à Paris. Il y a six mois à peine, il a tout perdu. La dernière édition de son festival La Grande Virée, un événement culturel qu’il avait déménagé de Lachute à Montréal, s’est soldée par un échec retentissant. Il doit 1 million de dollars à ses créanciers. Mais le jeune producteur ne jette pas l’éponge. Il est à Paris pour se relancer. Et sa bouée de sauvetage a un nom : Charles Trenet.

Le vieux chanteur, une légende de la chanson française, est retiré dans ses terres depuis des années. Il n’a pas donné de spectacle au Canada depuis 20 ans. M. Rozon, qui se présente comme un producteur réputé, écrit à Trenet une lettre à faire pleurer, et finit par être reçu. Au terme de jours de négociations, le vieil artiste finit par céder. Il veut 50 000 $ et un orchestre symphonique pour l’accompagner. Gilbert Rozon n’a pas un sou.

Il signe sans hésiter.

De retour au Canada, il réclame un prêt de 500 000 $ à la banque… à laquelle il doit déjà la même somme. Contre toute logique, les banquiers se rendent à son plaidoyer et lui avancent l’argent. Après tout, le jeune producteur avait réussi à rameuter 80 000 personnes chaque année dans sa Grande Virée, plantée dans un champ de Lachute. Une scène, un hangar, « disons que ce n’était pas du grand déploiement », rigole Gilles Ste-Croix, qui était avec ses grands échassiers – les ancêtres du Cirque du Soleil – parmi les participants à la première édition de ce festival.

C’est la troisième mouture de cette Grande Virée, déménagée à Montréal, qui s’est avérée un flop. Temps affreux, grève des transports en commun : « Le site avait une capacité de 60 000 personnes. Le premier jour, il y avait un seul spectateur. Il s’accrochait aux clôtures comme si c’était le Titanic », blague Gilbert Rozon dans une conférence donnée en 2015.

En juin 1983, M. Rozon lance donc le festival Juste pour rire. C’est la naissance du célèbre diable vert de l’artiste Vittorio et de l’indicatif musical archiconnu composé par Serge Fiori. Le festival est un succès. Charles Trenet et son orchestre symphonique venaient de donner au petit gars de Saint-André-d’Argenteuil son ticket officiel d’entrée pour le merveilleux monde du showbiz.

Travailleur acharné

Au cours des décennies qui suivront, Gilbert Rozon travaille comme un fou. « Il était au téléphone constamment, 10-12 heures par jour, 7 jours sur 7, non-stop. Il gérait 32 affaires en même temps. Jamais fatigué. Une boule d’énergie. Les journées commençaient par un jogging à 6 h 30 et finissaient vers 23 h. Il allait parfois voir deux spectacles dans la même soirée », raconte Normand Bélisle, qui a été son chauffeur pendant plusieurs années.

Son rythme de travail est effréné, confirme une ex-collaboratrice. « Il lit comme un maniaque, il écrit beaucoup aussi. Quand il ne travaille pas, il est en train de lire pour apprendre. Il est en perpétuelle recherche de renouveau. C’est une éponge à information. Tu lui dis quelque chose, et il va le savoir pour la vie. »

« Gilbert est un homme hyper charismatique, avec un magnétisme immense et un sens de l’humour assez vif. Il est très impressionnant et mégalomane. Dans le fond, il voulait être tout : maire, champion du monde, séducteur, agent secret, artiste… »

— L’humoriste Martin Petit, pour décrire la personnalité de Gilbert Rozon

À la tête de Juste pour rire, le grand patron invente des concepts et lance des carrières. Michel Courtemanche, Jean-Marc Parent, Patrick Huard, André-Philippe Gagnon, Anthony Kavanagh… tous des trouvailles de Gilbert Rozon, dont plusieurs ont fréquenté l’école de l’humour qu’il a fondée. Il convainc de grosses pointures européennes de se joindre à son festival : Pierre Richard, Michel Drucker, Fabrice Luchini.

Le pendant anglophone du festival, confié à son complice Andy Nulman, a collectionné les vedettes au fil des ans. Jerry Lewis, John Candy, Jerry Seinfeld, Whoopi Goldberg : ils sont tous venus à Montréal grâce à l’acharnement du tandem Rozon-Nulman. « Montréal devient, chaque été, la Mecque de l’humour », résume le comédien Steve Martin dans l’un de ces spectacles.

« Un jour, il m’a appelé pour remplacer au pied levé Jean-Guy Moreau avec Michel Drucker. Au fil des années suivantes, j’en ai présenté, des shows et des artistes ! Et Juste pour rire me donnait toujours sa pleine confiance. Ce sont de nombreuses années de collaboration avec une équipe travaillante », renchérit Dominique Michel, qui a animé nombre de galas Juste pour rire.

« C’étaient des années extraordinaires », se souvient Dominique Simard, qui est entrée en 1990 au secteur télé du groupe et a fini directrice générale. Elle est partie en 2006. « Le festival était en pleine croissance. Tous les diffuseurs étrangers débarquaient ici pour voir qui étaient les nouveaux talents. Ç’a été l’une des plus belles périodes de ma vie. Je n’ai eu que les beaux côtés de Gilbert Rozon : quelqu’un d’extrêmement créatif et stimulant. »

Cependant, au cours de ces premières années de carrière, le jeune Rozon, solitaire et arrogant, écrase beaucoup d’orteils. Au cours des années 80, plusieurs hommes d’affaires aigris par ses méthodes se reconnaissent entre eux en portant une petite rosette à la boutonnière.

C’est le producteur Guy Latraverse et son adjoint, Jean-Claude Lespérance, qui ont conçu la rosette. Ils en ont distribué 140, à Montréal et Paris. « Ceux qui la portaient avaient été arnaqués par Rozon », résume Latraverse.

« En 1985, j’ai fait une tentative de suicide, j’ai été hospitalisé, on a découvert que j’étais maniaco-dépressif. Rozon n’a pas trouvé mieux que de partir à Paris, pour aller voir tous les artistes que je représentais pour leur dire que j’étais devenu fou, que j’étais interné à l’asile et que je ne retravaillerais plus jamais, raconte le producteur. Ça fait 33 ans et je ne m’en suis jamais remis. Je ne lui ai jamais reparlé. »

Le producteur Paul Dupont-Hébert a aussi eu maille à partir avec lui à cette époque. « La rosette, je ne l’ai pas portée. Mais j’aurais très bien pu le faire. Symboliquement, je la portais », dit-il.

« Rozon commençait, il est venu à Paris. Il ne connaissait personne. Je l’ai invité à venir avec moi souper chez Jacques Higelin, dont je produisais le spectacle. Deux semaines après, il m’appelait pour me dire qu’il était désormais l’agent d’Higelin et qu’il voulait coproduire le show. Ça ne se faisait pas. Personne ne faisait ça », raconte-t-il.

M. Rozon collectionne les ennemis, donc, mais reste loyal à sa base. Certains collaborateurs, comme son adjointe, Hélène Vallée, et l’ex-premier ministre Pierre Marc Johnson, qu’il considère comme son second père, le suivront pendant des décennies. Pendant près de 20 ans, il demeurera aussi l’imprésario de Charles Trenet, l’homme qui a lancé sa carrière.

Les désirs de Charles Trenet

Pour Gilbert Rozon, qui a une dette énorme envers Trenet, les désirs du chanteur sont des ordres. Dans une entrevue accordée aux Francs-tireurs en 2002, il a lui-même admis avoir recruté des prostitués pour le chanteur, qui aime les jeunes hommes.

L’humoriste Jean-Marie Corbeil, fraîchement émoulu de l’école de l’humour, a été le chauffeur de Charles Trenet au début des années 90. « On devait aller à Québec pour une tournée. Gilbert est venu me voir, il me demande si je suis homosexuel. Il m’explique que Trenet voudrait que je le séduise et qu’il se passe quelque chose à Québec. J’ai dit non. Et j’ai perdu mon emploi le lendemain. »

Un comédien connu nous a raconté un souper pris au cours des années 90 avec Rozon, Trenet et de jeunes mâles recrutés dans une agence d’escortes. « Il y avait une dizaine de jeunes gars habillés en marins. Gilbert Rozon se promenait derrière les gars et Trenet lui faisait un signe de tête, oui, c’est lui que je veux », relate-t-il.

« C’était comme une marchandise. »

Drôle de boîte

Paris, 1994. L’humoriste Marie-Lise Pilote est à Paris pour faire la première partie de la sensation de l’heure, Michel Courtemanche. En débarquant dans la capitale française, elle tombe de haut. Courtemanche croule sous la pression. Il est en mille miettes. Et Juste pour rire ne fait rien pour l’aider.

« Voir la façon dont l’entreprise traitait Michel, ça m’a écœurée. Il était seul en Europe, ils le laissaient là-bas, lui faisaient des cadeaux pour l’acheter. Il était malade. JPR pressait le citron sans se soucier de lui. Quand Michel a fait sa crise d’anxiété sur scène à Montréal et n’a plus été capable de jouer, on l’a jeté de manière très cavalière », estime-t-elle. Michel Courtemanche n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

Marie-Lise Pilote est loin d’être la seule à juger l’entreprise aussi sévèrement. La Presse a mené cinq entrevues d’ex-membres de l’équipe de direction de Juste pour rire. Trois d’entre eux, qui ont travaillé dans plusieurs autres organisations, nous ont décrit une entreprise dysfonctionnelle, en état de crise permanente, qui traite durement ses employés.

« Mentalité de guichet automatique »

« Le Groupe Juste pour rire, c’était une lifestyle business. C’était ce qui permettait de faire vivre Gilbert Rozon. Une mentalité de guichet automatique », déclare l’un d’eux. Des années après les faits, il lève encore les yeux au ciel en racontant une conversation avec un employé, qui l’appelle, fébrile, pour réclamer un chèque de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Et pourquoi donc ? « Gilbert achète une voiture à sa femme. Ça presse », répond son interlocuteur.

« En arrivant là, je savais que c’était tout croche. Mais c’était pas mal pire que je pensais », poursuit-il. L’entreprise est divisée en multiples entités d’affaires, qui ont toutes une autonomie complète et qui s’échangent les services en se facturant mutuellement. Le fouillis est tel que le chef comptable ignore combien l’entreprise a en banque, puisque chaque entité du groupe a son compte bancaire ! « À mon arrivée dans la boîte, je lui ai demandé combien on avait en banque. Ça a pris quatre jours pour répondre à la question. »

Ce gestionnaire décrit une bien drôle de boîte où le petit salarié, qu’il estime sous-payé, voyait son grand patron, qui bénéficiait d’un salaire dans les sept chiffres, commander des bouteilles de vin à 500 $ au resto pour remercier les troupes. « Ça donne une entreprise où les gens sont désenchantés par un sentiment d’iniquité », poursuit-il.

Un autre ex-collaborateur du groupe, qui a fait partie de l’équipe de direction, confirme que l’argent coulait à flots dans l’entreprise. 

« Il y avait des factures de 3000-4000 $ dans le compte de dépenses de Gilbert pour des soupers avec des artistes, producteurs, etc. Il n’était pas le seul, ses sœurs aussi. On ramassait le bill tout le temps ! Les gens me voyaient arriver et disaient : “Le gars de Juste pour rire est là :  il va régler la note !” »

— Un ex-gestionnaire de Juste pour rire

« Je n’ai jamais vu de dépenses extravagantes de Gilbert et sa famille, rétorque Andy Nulman, qui a longtemps occupé le poste de directeur général. Les frais de représentation n’ont jamais alerté personne. Oui, Gilbert coûte cher, mais si on avait besoin de subventions ou de contrats, il était le meilleur. Il revenait avec des contrats de plusieurs millions ! »

Gilbert Rozon affiche ouvertement sa réussite. Dans une émission d’Accès illimité, diffusée en 2013, le producteur invite l’animateur dans son appartement parisien situé dans l’une des rues les plus chères de la capitale française, lui fait servir un café par son majordome et le promène dans la Jaguar noire qu’il a achetée à Charles Trenet. Il le trimballe également dans son manoir de 16 pièces à Outremont et fait étalage de ses voyages autour du monde avec ses trois enfants.

Une gestion controversée

Mais le plus gros problème se situait sur le plan des ressources humaines, témoigne une autre source. « Les mêmes problèmes se répétaient partout. Tout le monde devenait fou au contact de Gilbert. Il les manipulait, il cherchait à les casser. Et pour lui, c’était toujours la faute des autres », raconte un autre ex-membre de l’équipe de direction, qui estime que ses derniers mois dans l’entreprise ont été « les pires de [sa] vie ».

Ce qui est sûr, c’est que Gilbert Rozon est à mille lieues de l’homme d’affaires traditionnel. « Il a plus une personnalité d’artiste que d’homme d’affaires. Il change d’idée du jour au lendemain et son équipe doit suivre. Il est capable de tout chambouler. Il aime le chaos et vivre dans le risque. Les départements de la boîte qui fonctionnaient le mieux étaient ceux où il s’impliquait le moins », résume brutalement un ex-cadre supérieur.

Dominique Simard, qui a passé 17 ans au Groupe, a une tout autre vision des choses. Elle convient que le rythme réclamé des employés est quasi inhumain… mais c’est dans l’ADN de l’événementiel, croit-elle. « Après une première année de festival, je me suis dit, ce n’est pas humain, ce rythme, c’est pas possible. C’est 24 heures sur 24 pendant un mois, et aussi trois mois avant ! » On aime ou on déteste, résumait Gilbert Rozon lui-même dans une conférence donnée en 2015. « Chez nous, on reste six mois… ou trente ans ! »

De nombreux griefs

Cependant, on ne peut plus nier que les griefs sont nombreux contre Juste pour rire au chapitre du harcèlement psychologique. Certains ont été médiatisés l’automne dernier. « Je me faisais insulter, intimider, dénigrer, dès que je posais une question, comme beaucoup de collègues. C’est inhumain, des gens sont marqués au fer rouge à vie par leur passage dans l’entreprise », dénonce Anne Gravelle, directrice des ressources humaines de Juste pour rire de 2014 à 2015.

Nombreux sont ceux qui montrent du doigt Guylaine Lalonde, l’actuelle PDG. En l’absence de Rozon, qui n’est pratiquement jamais sur place, celle qui joue le rôle du bad cop à l’intérieur de la boîte a commencé comme adjointe exécutive du grand patron… pour finir présidente de l’entreprise ! Une improbable ascension, qui en a fait sourciller plus d’un. Mme Lalonde a décliné notre demande d’entrevue.

Mais Gilbert Rozon lui-même pouvait être extrêmement dur. Josée Daigneault, une ancienne cadre de l’organisation, l’a poursuivi pour 300 000 $ pour harcèlement psychologique. Dans les documents présentés au tribunal, Mme Daigneault affirme que M. Rozon a tout fait pour transformer son quotidien en véritable calvaire… pour finalement la congédier, moins de six mois après son embauche. « Je vais te casser », lui aurait notamment déclaré M. Rozon. La plainte a été réglée à l’amiable.

« Gilbert adore créer des malaises devant les gens. Il trouve ça drôle. Ça m’a toujours fasciné de le voir prendre beaucoup de plaisir à rendre les gens inconfortables », souligne Jean-David Pelletier, l’ex-attaché de presse de Juste pour rire.

Un ex-membre de la direction, qui en a pourtant vu d’autres, raconte qu’il a craqué lorsqu’un démissionnaire s’est confié à lui sur les circonstances de son départ. « Tout ça m’a rappelé à quel point Gilbert nous harcelait, nous épuisait. Il appelait le soir, pendant les vacances, il parlait à ma femme, à mes enfants, raconte-t-il. En entendant cette personne raconter son séjour à Juste pour rire, j’ai pleuré au resto. »

L’incroyable vendeur

Québec, 1991. Le Conseil des ministres est réuni, sous la gouverne du premier ministre Robert Bourassa. Les ministres doivent examiner la demande de Gilbert Rozon, qui veut des fonds du gouvernement du Québec pour ouvrir un musée de l’humour. Autour de la table, plusieurs émettent de sérieuses réserves, montrent les archives du Conseil des ministres, rendues publiques après 25 ans.

« La population ne comprendra pas un tel investissement », dit le ministre des Finances Gérard D. Levesque. Il est appuyé par Claude Ryan et aussi par Robert Bourassa. Même la ministre de la Culture de l’époque, Liza Frulla, fait front avec eux.

C’est qu’à l’époque, le Québec est plongé en pleine crise économique. Et en plus, les fonctionnaires du ministère de la Culture avaient descendu en flammes les prévisions très optimistes de fréquentation présentées par Gilbert Rozon, nous a raconté un acteur-clé de l’époque au Ministère.

Et pourtant. Grâce à l’appui de Daniel Johnson – le frère de Pierre Marc Johnson, qui siégeait au conseil d’administration du groupe –, Rozon obtiendra ses millions. Quelque 5,5 millions de Québec, 5,5 millions d’Ottawa et 1,5 million de la Ville de Montréal. Daniel et Pierre Marc Johnson ont tous deux décliné notre demande d’entrevue.

Or, les fonctionnaires du ministère de la Culture avaient vu juste : jamais le musée n’a été rentable. Il a agonisé pendant des années pour fermer définitivement ses portes en 2010.

« Gilbert est vendeur. Il a vendu l’idée du musée à Pierre Marc. Il a été voir son frère au Conseil du trésor. On a été obligés d’embarquer. »

— Liza Frulla au Devoir en 2002

« Gilbert Rozon ? Tu fermais la porte, il entrait par la fenêtre. Tu fermais la fenêtre, il entrait par les conduits d’aération ! Il ne lâchait jamais », lance un ancien employé de haut niveau de la machine gouvernementale.

À Paris comme à Montréal, Gilbert Rozon tenait régulièrement salon les samedis soir. Il organisait des dîners où se côtoyaient artistes, politiciens, gens des médias.

L’été, il engageait le fils de l’un et la fille de l’autre. De Jean Drapeau à Denis Coderre en passant par Jean Doré, il a flatté les maires successifs de Montréal en les faisant monter sur scène.

Des millions en subventions 

La Presse a demandé aux organismes subventionnaires quelles sommes ils avaient allouées au festival Juste pour rire depuis ses débuts. Total : au moins 41 millions, et seulement depuis 1995, puisque les archives de la plupart des organismes ne remontent pas à 1983. Il faut aussi ajouter à ce montant les sommes allongées par Tourisme Montréal, qui ne dévoile pas les organismes qu’il subventionne ainsi que les sommes consenties par les différents ordres de gouvernement aux productions télévisuelles.

La structure d’organisme sans but lucratif – le festival – couplée à des entreprises à but très lucratif, qui a permis aux entreprises de Rozon de prospérer tout en récoltant des subventions, s’est attiré, au fil des ans, nombre de critiques. « J’ai bien de la misère avec ces entreprises à but lucratif accotées sur un OSBL. D’accord, dans les premières années, pour démarrer. Mais un moment donné, pourquoi ne sont-elles pas capables de voler de leurs propres ailes ? », se demande François Colbert, professeur à HEC Montréal, détracteur du modèle né avec Juste pour rire et le Festival international de jazz de Montréal.

« Tout ce qui a été donné a été bien utilisé », réplique Andy Nulman, qui fait valoir les retombées économiques et les emplois créés dans la constellation d’entreprises de Juste pour rire. « L’OSBL est gagnant, parce que tous les risques financiers sont pris par les autres entités du groupe. Ces critiques, elles viennent de gens qui ne maîtrisent pas le dossier, estime Dominique Simard, qui a elle aussi occupé les fonctions de directrice générale. Jamais le festival n’aurait survécu sans ces sociétés autour. »

« C’est comme si une entreprise manufacturière transformait son département de recherche et développement en OSBL pour toucher des subventions annuelles. Ensuite, ils vendent leur concept à une autre entreprise, qui elle est à but lucratif. Est-ce qu’on accepterait ça ? », s’indigne François Colbert.

L’effet téflon

Mais dans l’opinion publique et chez les politiciens, ces critiques n’ont jamais sérieusement égratigné le téflon de Gilbert Rozon. Il a toujours réussi à faire valoir son modèle, à grands coups de retombées économiques, que des études ont chiffrées à 84 millions.

Mais le plus grand tour de force de ce supervendeur, c’est d’avoir réussi à faire oublier l’épisode du manoir Rouville-Campbell, qui aurait dû le handicaper jusqu’à la fin de ses jours. Contre toute attente, il a progressivement réussi à revenir, indemne, dans la sphère publique. En 2010, il a même pensé à se lancer en politique. Il ne visait rien de moins que la mairie de Montréal.

Il faut dire que Gilbert Rozon maîtrise à la perfection l’art de divertir. En 2006, les Français l’ont recruté pour l’émission hyper populaire La France a un incroyable talent. Il a rapidement adopté le rôle du juge méchant, qui était capable de buzzer – manifester son mécontentement – devant une pauvre fillette qui fausse en chantant. La dernière mouture de l’émission, où il a été coupé au montage en raison du scandale sexuel, a connu une chute de 39 % des cotes d’écoute par rapport à la saison précédente.

Au Québec, il est devenu un Dragon de la téléréalité Dans l’œil du dragon. « Gilbert est coloré, extravagant, il aime provoquer, il aime être dans le champ droit quand tout le monde est dans le champ gauche, dit l’entrepreneur Serge Beauchemin, qui a enregistré plusieurs saisons à ses côtés. De nous tous, il était le Dragon le plus piquant. Les échanges étaient parfois cinglants. »

La crise d’octobre

Montréal, 2017. Gilbert Rozon est au faîte de sa gloire. Il vient de diriger avec succès les fêtes du 375e anniversaire de Montréal. Chaque fois qu’il débarque en France, le public se bouscule pour lui faire signer des autographes. L’été précédent, à Montréal, il a réalisé son rêve d’artiste : monter sur les planches et présenter un one man show. Mais une simple publication sur Facebook fera littéralement s’écrouler son empire.

Le 16 octobre, l’entrepreneure Geneviève Allard-Lorange, qui a porté plainte à la police contre Rozon en 2016, utilise le mot-clic #moiaussi en publiant sur son mur une photo de Rozon. « Tout de suite, il m’a appelée pour me dire qu’il allait me poursuivre », raconte-t-elle. Le même jour, la réalisatrice Lyne Charlebois avait dénoncé sur son mur Facebook un homme qu’elle ne nommait pas mais qu’elle qualifiait de « Weinstein québécois ».

Plusieurs journalistes joignent les deux femmes. Lyne Charlebois raconte avoir été violée au début des années 80, alors qu’elle était à l’œuvre pour un contrat de photo à la Grande Virée. Elle n’a jamais porté plainte.

Geneviève Allard-Lorange répète une histoire qui ressemble beaucoup à celle de Charlebois, mais qui se déroule 30 ans plus tard. Elle dit avoir été violée lors d’une visite de Rozon à son appartement un dimanche après-midi, en juin 2016. Elle a déposé sa plainte à la police six mois plus tard. Aucune accusation n’a été portée.

16 octobre. En soirée, Jean-David Pelletier, l’attaché de presse de Juste pour rire, reçoit le premier appel d’une journaliste qui se questionne sur les commentaires faits sur Facebook. Il est en déplacement au casino pour un événement. Il ne prend pas la mesure de la gravité de la situation.

« Des affaires sur Gilbert à propos du manoir, on en retrouvait souvent sur les réseaux sociaux quand de nouveaux scandales éclataient. »

— Jean-David Pelletier

Le lendemain, Gilbert Rozon est aux funérailles de son ex-beau-père. Pendant une partie de la cérémonie, il marche, à l’écart, le téléphone à l’oreille. « On l’a vu arriver, il n’avait pas de façons. Je l’ai vu marcher au téléphone. J’ai reçu un texto à 17 h pour me dire que si Gilbert était comme ça, c’est parce qu’il était au téléphone avec une journaliste », dit Lucie Rozon. Aux journalistes, Rozon répond que l’histoire de Geneviève Allard-Lorange est inventée de toutes pièces et prétend détenir des textos qui le prouvent

« Fais quelque chose ! »

Le 18 octobre, Jean-David Pelletier reçoit un nouvel appel, au bureau, cette fois. Une journaliste du Devoir lui fait la nomenclature de tout ce qu’on reproche à Rozon. « Je suis entré dans le bureau et je lui ai énuméré tout ce qui allait sortir. Il avait l’air d’un petit oiseau dans sa chaise. »

Rozon s’enferme dans son bureau avec sa garde rapprochée. « C’est là que s’est prise la pire décision de toute sa vie, ne pas parler, estime sa sœur Lucie, qui, en pleurs, avait quitté la pièce. Il a eu une équipe autour de lui et ç’a été impossible de la franchir pour lui parler. Nous, on lui disait : “Voyons, sors ! Fais quelque chose !” Le monde qui le conseillait était de la vieille école, qui lui disait de garder le silence, de faire le mort. Aujourd’hui, tu ne peux plus faire ça. »

En soirée, Gilbert Rozon et son équipe voient apparaître avec stupéfaction un statut Facebook de l’humoriste Guillaume Wagner, qui se dissocie du grand patron de Juste pour rire en le traitant « d’agresseur ». À 21 h, l’équipe des relations publiques finit par publier un statut sur le compte Facebook du patron, dans lequel il se dit « ébranlé » par les allégations et se retire de toutes ses activités.

Avant même que paraissent les premiers rapports de presse, au Devoir, puis sur les ondes du 98,5 FM, la chute de l’empereur du rire était totale.

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