Québec, 1999. Le feuilleton de « l’affaire Rozon », l’agression au manoir Rouville-Campbell d’une jeune croupière par le grand manitou de l’humour, a pris place il y a moins d’un an. Elle s’est soldée par l’absolution inconditionnelle du grand patron de Juste pour rire. Cette crise l’a profondément changé, lui a permis de faire « un examen de conscience », a déclaré Gilbert Rozon dans plusieurs entrevues.
Dans un hôtel de la capitale, un comédien vient tout juste de regagner sa chambre après un repas pris avec ses camarades de tournée. On frappe à sa porte. Par l’œil magique, il aperçoit son visiteur : Gilbert Rozon. Il est flambant nu, sauf pour une serviette blanche, qu’il porte négligemment sur l’épaule. Et ses propos sont sans équivoque.
« Je veux t’enculer. Tu vas me sucer, mon tabarnak ! »
En ce soir de 1999, M. Rozon a soupé au restaurant avec tous les membres de la tournée. Toute la soirée, il a été odieux avec le personnel du restaurant, raconte la comédienne Dominique Pétin, qui était présente. « Il se comporte comme un grossier personnage. Il parle fort, il est debout sur une chaise, il se plaint du service. Tout le monde est tendu. La propriétaire, qui a ouvert spécialement pour nous, est blanche comme un drap. »
Un peu après minuit, tous regagnent leur chambre. Jusqu’à ce que Rozon se pointe devant la chambre de ce comédien, connu et respecté, qui a accepté de nous raconter cette histoire à condition que nous ne révélions pas son identité.
« Je lui ai dit de s’en aller. La discussion a duré longtemps. À la fin, je lui ai dit : "Heille, Rozon, va te coucher, parce que la police est à la veille d’arriver". »
— Un comédien respecté
Toujours par l’œil magique, le comédien voit alors Rozon se diriger vers la chambre de son amie Dominique Pétin. Il l’appelle immédiatement et lui raconte ce qui vient de se passer. « Mon ami me dit : "Il s’en va cogner chez toi. Ne réponds pas !" », raconte la comédienne. Rozon frappe effectivement à la porte de Mme Pétin. « Dominique ! Laisse-moi entrer », bafouille-t-il. Même si elle se tient coite, il persiste. « Il cognait aux 10 minutes. J’ai fini par m’endormir vers 4 h du matin. C’était comme une terreur nocturne, une nuit d’enfer dans cet hôtel de Québec. »
De l’ecstasy pour la productivité
Vingt ans plus tard, les deux acteurs sont encore stupéfaits par le contraste entre le mea culpa public du grand patron de Juste pour rire et son comportement en privé. « Il était clairement sur une dérape. Et pas longtemps après l’épisode du manoir ! », dit Dominique Pétin.
Cette sexualité débridée et agressive a été au cœur du versant sombre de la vie du grand patron de Juste pour rire. Ces comportements ont-ils été exacerbés par la prise de drogue ? Gilbert Rozon a publiquement admis avoir consommé de l’ecstasy de façon régulière. « J’en prenais pour devenir plus productif, plus intéressant », déclare-t-il dans une biographie rédigée par le journaliste Jean Beaunoyer, parue en 2007.
Au cours des années qui ont précédé, les épisodes troublants s’étaient multipliés, semblent montrer les témoignages médiatisés en octobre dernier. Lyne Charlebois, Salomé Corbo, Pénélope McQuade, Julie Snyder : toutes ces femmes disent avoir subi des agressions de la part de Gilbert Rozon. Les actes qu’elles lui reprochent vont des attouchements au viol et se seraient à peu près tous déroulés entre le début des années 80 et l’an 2000.
La semaine dernière, M. Rozon a publiquement déploré le traitement journalistique dont il a fait l’objet à l’automne, l’assimilant à une « hystérie médiatique ». Il a aussi déclaré qu’il n’avait « jamais fait l’amour à quelqu’un, à une personne qui [lui] a dit non ».
Des proches stupéfaits
De nombreuses personnes qui ont travaillé aux côtés de M. Rozon ont été prises de court par ces allégations d’octobre. Même ceux qui le détestent à s’en confesser. « Je l’ai vu cent fois complimenter un peu trop la serveuse au restaurant. Mais je n’ai jamais rien vu d’autre, raconte un ex-membre de la direction, qui lui voue une inimitié tenace. Mais quand je dis ça, même ma femme ne me croit pas ! »
« M. Rozon n’a jamais été bizarre avec les invitées féminines, dit André Pérusse, qui a longtemps organisé ses fêtes privées. Il a toujours été un gentleman. Il a son humour particulier, mais je ne l’ai jamais vu être déplacé. » Une femme, jeune et jolie, qui a travaillé plusieurs années dans son entourage dit qu’elle n’a jamais subi la moindre avance. « Toutes les années où j’ai travaillé pour lui, j’ai dû vivre avec le fait que les gens pensaient que je couchais avec Gilbert. »
Pourtant, outre ces femmes connues qui l’ont dénoncé publiquement, d’autres sont également sorties de leur silence, beaucoup plus discrètement, au cours des derniers mois. Comme cette ex-employée du groupe Juste pour rire, qui dit avoir subi des attouchements à la fin des années 80.
Des semaines plus tard, voyant qu’elle le fuyait, M. Rozon tombe littéralement des nues lorsqu’elle lui rappelle l’épisode.
« Je vous jure qu’une larme s’est mise à couler sur sa joue. Il m’a dit qu’il ne s’en rappelait pas. Il m’a dit n’avoir aucun souvenir d’avoir fait cela. Personnellement, je pense que c’est une personne malade. »
— Une ex-employée du groupe Juste pour rire
Après les dénonciations de l’automne, cette femme a décidé de porter plainte à la police.
Le Service de police de la Ville de Montréal poursuit son enquête sur l’ensemble des plaintes déposées à l’automne. Aucune accusation n’a encore été déposée.
Un directeur de production raconte qu’il a été stupéfait, lors d’un lunch au début des années 2000, quand le grand manitou du rire a répondu de bien curieuse façon à sa demande de financement. « Il arrive, il s’assoit, commande une bouteille de vin. La deux ou troisième phrase de la conversation, c’était : "Je te finance pour 500 000 $, mais je veux t’enculer" », raconte ce directeur de production. Voyant sa vive réaction, M. Rozon a tout de suite reculé.
« Rabaissant et homophobe »
Paradoxalement, il affiche parfois une agressivité ouverte envers les homosexuels. En 2015, le photographe Olivier Ciappa doit prendre des photos de personnalités pour une campagne qui vise à lutter contre l’homophobie. Gilbert Rozon doit prétendre partager un moment de tendresse avec le poète Jean-Paul Daoust, homosexuel déclaré. Les deux hommes ne se connaissent pas. « Ç’a été de l’humiliation, minute après minute, raconte le photographe sur sa page Facebook. J’ai eu affaire à l’un des pires bully, humiliant, rabaissant et homophobe. »
Jean-Paul Daoust a lui aussi gardé un très mauvais souvenir de la séance.
« Gilbert ordonne à Olivier de prendre la photo, il m’enlace et me frenche de manière très rough. J’ai été surpris, je me suis senti agressé. Il avait la tendresse pas mal rough ! »
— Le poète Jean-Paul Daoust
En 1998, au manoir Rouville-Campbell, Gilbert Rozon avait pourtant reçu un avertissement. À la fin d’une soirée où une cinquantaine d’humoristes ont fêté, M. Rozon invite une jeune croupière dans sa chambre en lui disant qu’il peut l’aider dans la vie. Il lui touche les seins, cherche à l’embrasser, elle panique et crie. La jeune femme, dont nous ne pouvons révéler l’identité et qui a refusé notre demande d’entrevue, porte plainte à la police. M. Rozon est accusé d’agression sexuelle, de séquestration et de voies de fait.
Menottes aux poings, il fait la première page des journaux. Gisèle Baril, une employée de Juste pour rire, était présente ce soir-là. Dans la biographie parue en 2007, elle le défend en ces termes : « Gilbert est un séducteur qui ne peut pas être violent. » Un an plus tard, après avoir plaidé coupable à des accusations d’agression sexuelle, Gilbert Rozon reçoit une absolution inconditionnelle du tribunal.
Un garde du corps
Le grand patron de Juste pour rire a toujours dit qu’il avait cédé à la pression médiatique en plaidant coupable. « Gilbert voulait aller en cour. Mais on l’a supplié pour nous, pour sa femme et ses enfants, de ne pas le faire », dit sa sœur, Luce Rozon, qui travaille à ses côtés, comme sa sœur Lucie, depuis 1989.
Cependant, les deux sœurs connaissent parfaitement leur frère. À l’été 1998, quelques mois à peine après l’épisode du manoir, elles engagent un garde du corps pour faire suivre leur frère. « On avait engagé un gars pour s’assurer qu’aucune fille ne vienne à côté de lui et qu’il la cruise. Ce n’est pas le gars d’une seule femme, c’est certain. »
Dominique Michel était présente lors de cette soirée au manoir. C’est elle qui a ramené M. Rozon à Montréal en voiture. « Ils sont venus me chercher pour me dire que Gilbert ne savait pas comment revenir à Montréal. Il était désespéré, personne ne voulait lui parler. J’ai proposé de l’accompagner. Sur la route, il était dans tous ses états : il pleurait, il était découragé. Je lui ai dit qu’il fallait toujours faire attention, qu’on ne pouvait monter avec une personne inconnue dans une chambre ! Il était tellement malheureux, raconte la comédienne. Je n’ai jamais pensé que ça pourrait recommencer. »