Jérôme Dupras

Le chercheur fringant

Le jour, il élabore des théories économiques pour chiffrer les bénéfices des écosystèmes. Le soir, on peut le voir sur une scène, torse nu sous un veston, lancer des canettes de bière dans la foule. Jérôme Dupras est le bassiste des Cowboys Fringants, mais aussi un scientifique, un militant, un papa et un athlète. Portrait d’un hyperactif qui multiplie les projets à un rythme d’enfer.

Jérôme Dupras

Le musicien

Dans la roulotte garée sous le pont Van Horne/Rosemont qui leur sert de loge, Les Cowboys Fringants se préparent pour leur spectacle. Des sacs de sport traînent dans tous les coins et des chemises pendent à des crochets. La petite table est encombrée de bouteilles d’alcool, de boîtes de biscuits, de nachos et de jujubes.

Le bassiste Jérôme Dupras mélange du gin et du tonic dans des verres qu’il distribue à la ronde. Il en tend un au chanteur Karl Tremblay, qui grimace en y goûtant.

« Calvaire !, s’écrie-t-il. C’est trois quarts gin, un quart tonic, ton affaire. » Jérôme, conciliant, accepte de diluer la boisson. Nous sommes au festival de musique Mile Ex End, à Montréal. En cette dernière journée du mois d’août, le soleil se couche sur la métropole. Dans 30 minutes, Les Cowboys monteront sur scène. Avec une demi-douzaine de tournées totalisant bien au-delà de 1000 spectacles derrière la cravate, ils ne montrent aucun stress.

« Chaque show est unique. Ici, on est dans un contexte où il y a plein d’artistes différents et ce n’est pas nécessairement notre public cible. On va jauger la foule avec les premières notes », explique le bassiste, visiblement pas très inquiet.

Double emploi

Jérôme Dupras fait partie des Cowboys Fringants depuis 1996. Si les chansons du groupe sont généralement écrites par le guitariste Jean-François Pauzé, c’est lui qui compose la section rythmique (basse et batterie). Le musicien conjugue maintenant cette carrière avec celle de professeur et chercheur en sciences naturelles à l’Université du Québec en Outaouais. Ce double emploi l’oblige à jongler avec des horaires infernaux.

« Hier, on donnait un show en Abitibi. J’ai travaillé dans le bus sur une grosse demande de subvention, j’ai encore mon laptop ouvert. Et demain, on part pour la Beauce », illustre-t-il. C’est sans compter les tournées en France, en Belgique et en Suisse, où Les Cowboys Fringants ont maintenant leur public.

« Oui, ça ralentit ma carrière universitaire », convient sans détour Jérôme Dupras. Le printemps dernier, Les Cowboys ont consacré quatre mois à l’enregistrement de leur nouvel album, Les antipodes.

« J’ai un gros laboratoire d’une vingtaine d’étudiants à la maîtrise, au doctorat et au postdoctorat. J’ai fait le minimum pour garder le navire à flot en écrivant des courriels le soir, mais c’est sûr que je n’ai pas écrit les trois ou quatre articles scientifiques que j’aurais aimé faire et que je ne me suis pas lancé dans de grosses demandes de subventions », explique le musicien.

Son collègue Jean-François Pauzé décrit son ami comme un « individu bien particulier ». « C’est le gars sérieux à ses heures, le clown à d’autres, dit-il. Hier, il est allé se coucher tôt, c’est peu commun. Mais il est capable de se laisser aller et d’avoir du fun entre copains. C’est un être tout en contrastes. »

Il faut dire que Jérôme Dupras n’est pas le premier de la famille à pincer des cordes tout en utilisant son esprit scientifique. Son père Raynald, un vétérinaire de ferme, est contrebassiste et a joué autant pour La Bottine souriante que pour Les Mononcles.

Bête de scène

Dans la roulotte, Jérôme Dupras repasse maintenant sa chemise de scène. Dans les toilettes, un musicien invité répète ses partitions de trompette. Des enfants entrent en raid dans la roulotte, se remplissent les mains de bonbons et déguerpissent. Qui sont-ils ? Les musiciens se regardent, perplexes.

« Pour être ben franc, on n’en a pas la moindre idée », dit Jérôme.

Le bassiste enfile un veston noir, puis noue une cravate noire sur sa chemise blanche. « C’est à vous autres dans cinq minutes », crie un technicien en passant sa tête dans la porte de la roulotte. Les toilettes de la loge deviennent soudain très demandées.

Les Cowboys Fringants se font l’accolade, puis entrent sur scène sous les cris des spectateurs. Jérôme salue la foule et s’empare de sa guitare basse bleu électrique. Quelques chansons plus tard, il est torse nu sous son veston et porte sa cravate autour de la tête comme un bandeau. Il saute sur place, arpente la scène, chante dans le micro d’un collègue quand il passe devant. On le voit enfiler un nez de clown et souffler des ballons pendant la chanson La dévisse, lancer des canettes de bière dans la foule pendant Le shack à Hector.

Le spectacle se termine dans un joyeux désordre, les spectateurs – dont bon nombre d’enfants – prenant la scène d’assaut. Le genre de soirée pour laquelle Jérôme Dupras est prêt à faire bien des réaménagements d’horaire.

« Ma vie est un binôme et le band est essentiel, dit-il. C’est l’univers créatif, les amis, une famille maintenant. C’est l’enthousiasme, l’adrénaline de la scène. Quand je donne un cours, tu sais, personne ne m’applaudit à la fin. »

Jérôme Dupras

Le professeur

Imperméable sur le dos, une trottinette électrique à la main malgré la pluie de novembre, Jérôme Dupras pousse la porte du local du boulevard Saint-Laurent avec quelques minutes de retard. Une douzaine d’étudiants font aussitôt rouler des chaises vers une grande table autour de laquelle ils se rassemblent.

À moitié entreprise en démarrage, à moitié repaire d’ONG, nous sommes ici dans le « bureau » montréalais de Jérôme Dupras, qui est professeur au département des sciences naturelles à l’Université du Québec en Outaouais. Les employés des organisations Jour de la Terre et Demain la forêt sont aussi installés ici, travaillant avec les étudiants sur les mêmes grandes tables de bois entourées de plantes.

Toutes les deux semaines, le professeur Dupras fait le point avec ses étudiants sur l’avancement de leurs travaux. Trois d’entre eux suivent cette fois la rencontre par téléconférence. Le prof ouvre le bal en dévoilant le nouveau logo de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique qu’il dirige et parle de la nouvelle demande de subvention sur laquelle il travaille. Il en profite pour faire un bref retour sur son quarantième anniversaire, célébré de façon… fringante le week-end précédent.

« C’est toujours bon signe quand ça finit avec la police », lance le nouveau quadragénaire, racontant qu’un ami a cru bon d’utiliser la trottinette électrique qu’il venait de recevoir en cadeau pour « aller faire des sauts périlleux sur Saint-Laurent à 4 h du matin ».

Les anecdotes de cowboys, que voulez-vous, ne sont jamais loin avec Jérôme Dupras. Les étudiants prennent ensuite tour à tour la parole, pendant que leur professeur les écoute d’une oreille attentive en croquant dans un sandwich. On parle de la valeur économique des écosystèmes de la municipalité de Québec, de déforestation dans l’État mexicain du Chiapas, des services écologiques rendus par le littoral en Gaspésie et sur la Côte-Nord, de protection de la biodiversité au Bénin.

Les dollars et la nature

La grande spécialité de Jérôme Dupras se résume en deux mots qu’on n’a pas l’habitude de voir ensemble : économie écologique. Pour son doctorat, il a calculé que les écosystèmes de la région de Montréal rendent pour 2,2 milliards de dollars de services chaque année. Sa thèse a remporté la médaille d’or du Gouverneur général, la plus haute distinction pour un étudiant canadien.

« Ce qui nous intéresse, ce sont les interactions entre les systèmes humains et le vivant. »

— Jérôme Dupras

Son groupe élabore des modèles et des équations de théorie économique, mais évalue aussi concrètement les retombées de certains programmes environnementaux.

« Je ne veux pas faire de recherche déconnectée. Ça fait partie de ma vision de la science en action », dit le professeur. En utilisant des modèles informatiques, son équipe a, par exemple, analysé les bénéfices du programme Prime-Vert, du gouvernement du Québec, qui verse des sommes aux agriculteurs pour déployer des mesures environnementales.

« Nos modélisations montrent que même si on mettait 50 fois l’argent actuellement consacré au programme, les bénéfices environnementaux seraient marginaux. Ça revient à mettre des pansements au lieu de questionner le système global », tranche M. Dupras.

Son groupe a aussi évalué les coûts de la dégradation de l’étalement urbain dans la région de Montréal. « On a montré qu’il coûte 235 millions par année depuis 50 ans – parce qu’il faut construire de nouvelles usines d’épuration ou de nouvelles usines de rétention. Ou que ça coûte plus cher en frais de santé parce qu’on érode notre qualité environnementale. »

« Je m’amuse »

En entendant le professeur parler posément « d’alignement multiscalaire » et de « paramétrisation de modèles », il est parfois difficile de croire qu’il s’agit bien du même homme que nous avons vu, torse nu sous son veston, sauter sur une scène avec une guitare basse en bandoulière.

Pour s’assurer de maintenir son laboratoire fonctionnel malgré ses nombreuses absences, Jérôme Durpas a ses trucs. Il a, par exemple, associé chaque étudiant à un chercheur postdoctoral, qui peut répondre à ses questions si le prof est en tournée ou enfermé dans un studio d’enregistrement.

« On s’y attend que c’est une personne occupée, il a beaucoup de projets en même temps. Des fois, il peut être dur à joindre, il a tellement de chapeaux, mais ça finit toujours par bien fonctionner », dit l’une de ses plus anciennes étudiantes, Chloé L’Ecuyer-Sauvageau. La doctorante vante le fait que son professeur ouvre son carnet d’adresses à ses étudiants pour leur donner toutes sortes de possibilités.

« Moi, par exemple, j’ai eu la chance de faire du terrain au Mexique et je fais en ce moment une collaboration avec une université en Angleterre. Il ouvre des valves, des idées, c’est super stimulant », confirme Alejandra Zaga Mendez, aussi parmi les premiers à avoir rejoint le groupe de Jérôme Dupras.

« Je m’amuse, dit de son côté le professeur en regardant son groupe. Je suis vraiment privilégié. »

Jérôme Dupras

Le militant

« On veut sortir de nos tours d’ivoire, essayer d’adopter un autre niveau de langage, vulgariser, s’engager. »

Nous sommes au Centre des sciences de Montréal. Au micro, Jérôme Dupras est en train de conclure le premier Sommet agroenvironnemental Agriculture, nature et communauté. Il est flanqué de Marcel Groleau, président général de l’Union des producteurs agricoles (UPA). L’initiative émane de ces deux hommes.

Pendant deux jours, chercheurs et agriculteurs ont discuté de réduction des pesticides, de biodiversité dans les champs, de qualité de l’eau en milieu agricole. « Les discours sont très polarisants actuellement, alors on a travaillé très finement le message qu’on voulait lancer », explique Jérôme Dupras.

Parce que s’il estime qu’il existe une « crise environnementale liée à l’agriculture », le chercheur n’a pas organisé ce sommet pour distribuer les blâmes.

« La dernière chose à faire est de lancer la pierre aux agriculteurs, parce qu’ils sont pris dans un système globalisé avec des pressions du marché. »

— Jérôme Dupras

Quelques semaines plus tôt, on avait vu le professeur Dupras faire la tournée des plateaux de télévision et signer des lettres dans les journaux pour remettre en question la pertinence économique du projet GNL Québec de liquéfaction de gaz naturel au Saguenay, au nom de 40 économistes.

Alors que certains chercheurs livrent l’essentiel de leur pensée dans les articles scientifiques, Jérôme Dupras veut manifestement investir d’autres tribunes. Il ne renie d’ailleurs pas le qualificatif « militant ».

« C’est un militantisme choisi, précise-t-il. Quand je m’exprime, c’est comme scientifique. Je comprends parfaitement que quand on est un activiste ou une ONG, on a besoin de crier plus fort pour être entendu. Mais Extinction Rebellion, sur le pont Jacques-Cartier… Je ne peux pas, comme scientifique, aller jusque-là. »

Marcel Groleau, président de l’UPA, a collaboré à quelques reprises avec Jérôme Dupras, notamment sur ce fameux sommet agroenvironnemental.

« Jérôme a cette ouverture à essayer autre chose, dit-il. Il est attentif, curieux de ce que les autres ont à proposer, ouvert aux nouvelles idées. Et il connaît le terrain. Il est issu d’une famille qui était proche de l’agriculture et a une approche pratique. »

La musique pour changer le monde

L’implication environnementale de Jérôme Dupras passe aussi par sa musique. Lors de leur tournée La grand-messe, en 2004, Les Cowboys Fringants avaient calculé les émissions générées par les spectacles, incluant les déplacements de tous les spectateurs, et les ont compensées. La Fondation Cowboys Fringants a été fondée en 2006 pour systématiser ce genre d’actions.

« Pour moi, il y a 10-15 ans, parler de compensation de carbone, c’était assez novateur. Il fallait reconnaître que nos activités avaient des effets. Aujourd’hui, le discours sur la compensation arrange ben du monde parce qu’il permet d’éviter de penser à éviter et à minimiser », dit-il.

Le groupe travaille maintenant différemment. D’abord, il tente de minimiser ses impacts environnementaux. « Oui, on est dans une industrie où il faut prendre l’avion pour aller voir nos fans en Europe. Mais on essaie de concentrer les voyages », illustre Jérôme Dupras. Le musicien-chercheur est également impliqué dans de nombreuses initiatives, souvent interreliées, qu’il n’est pas simple de démêler.

La Fondation Cowboys Fringants poursuit son travail. Dans le cadre d’un mouvement appelé Artistes pour le climat, Les Cowboys Fringants prélèvent aussi 1 $ par billet vendu. Ils ont convaincu plusieurs autres artistes, dont Louis-José Houde, Robert Charlebois et Tire le Coyote, de faire de même. L’argent est canalisé vers des projets de lutte contre les changements climatiques et d’adaptation à cette situation.

« L’idée est d’agir sur une problématique environnementale précise – par exemple, une érosion des berges dans une coulée agricole à Sainte-Julie. On va stabiliser les berges par un aménagement végétalisé. Oui, on capte du carbone, mais on stabilise aussi la berge et on crée un habitat pour la biodiversité », illustre Jérôme Dupras.

Un comité scientifique appuyé par un réseau de 200 professeurs et de 1000 étudiants aux cycles supérieurs évalue les projets de façon bénévole. Avec ces initiatives, Jérôme Dupras veut surtout montrer que le secteur artistique agit.

« On reconnaît qu’on est dans un système économique, mais on prend entre 1 et 3 % de nos revenus bruts à l’entrée pour faire des projets de lutte et d’adaptation. Si tous les secteurs industriels faisaient ça, si on sortait de 1 à 3 % de notre PIB pour faire de bons projets au lieu de patcher, on commencerait à parler d’une réelle remise en question », dit-il.

Jérôme Dupras est aussi impliqué dans l’organisation Demain la forêt, qui a des liens autant avec la Fondation Cowboys Fringants et Artistes pour le climat qu’avec le Jour de la Terre, la Fondation David Suzuki et La Tribu. L’objectif : faire de la plantation d’arbres « basée sur la science ». Jérôme Dupras estime qu’au moins 1 million d’arbres ont été plantés par les diverses initiatives.

Jérôme Dupras

L’entrepreneur, le papa, l’athlète

Non content d’être musicien, chercheur et militant, Jérôme Dupras est aussi entrepreneur.

Avec Christian Messier, professeur à l’UQAM, et Andrew Gonzalez, professeur à McGill, il a fondé ECO2urb – une boîte de consultation qui aide autant les municipalités et les ministères que les propriétaires privés à planifier des interventions dans les milieux naturels.

« Disons que tu es un grand propriétaire forestier et que tu vois arriver la tordeuse de l’épinette et l’agrile du frêne, illustre Jérôme Dupras. Tu juges ta forêt sensible aux changements globaux et tu veux savoir comment la garder en santé. On a des modèles qui disent : à tel endroit, il faudrait que tu diversifies tes espèces, etc. »

« Un entrepreneur dans l’âme »

En plus de toutes ses tâches, Jérôme Dupras est papa de Louis, 5 ans, de Théodore, 3 ans, et de Claire, 1 an. Ah oui : il fait aussi des demi-Ironman « pour garder un équilibre ». Son truc pour jongler avec autant de balles ?

« L’idée est de s’entourer de personnes meilleures que soi, répond-il. Tout le monde en prend super large, alors ce qui arrive sur mon bureau tombe dans ce que je suis bon. »

« Je regrette de ne pas avoir la moitié de son énergie », lance Karel Mayrand, directeur général, Québec et Atlantique, de la Fondation David Suzuki. Il estime que Jérôme Dupras et son équipe ont réalisé au moins 30 % des travaux scientifiques de son organisation depuis 10 ans.

« Jérôme est un entrepreneur dans l’âme. Il a toujours de nouveaux projets. Quand il débarque dans mon bureau ou qu’il m’appelle, il a sa liste. Et quand ça se termine, je me suis généralement engagé à faire quelque chose de nouveau avec lui ! », dit M. Mayrand en riant.

Au fil des collaborations, les deux hommes sont devenus amis.

« C’est le gars le plus attachant au monde, j’ai rarement vu quelqu’un faire autant l’unanimité, dit Karel Mayrand. Il est engagé à fond dans tout ce qu’il fait. »

Le principal intéressé, lui, se défend d’être une bête de travail.

« Je suis un peu toujours en retard, mais je ne travaille pas les soirs ni les week-ends, sauf pour les shows, dit-il. J’ai trois enfants, j’ai des amis, j’aime faire du sport et je veux une qualité de vie. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.