Effondrement meurtrier à Gênes

« Une erreur d'ingénierie »

Au moins 26 personnes sont mortes dans l'effondrement partiel d'un pont à haubans à Gênes, en Italie. Inauguré en 1967, l'ouvrage avait fait l'objet de nombreuses critiques auxquelles la catastrophe semble avoir donné raison. Devrait-on s'inquiéter pour les infrastructures québécoises du même type ?

Un dossier de Bruno Bisson

Effondrement meurtrier à Gênes

« Un pont mal conçu »

Un pont haubané construit dans les années 60 s’est partiellement effondré hier matin dans la ville de Gênes, dans le nord de l’Italie, entraînant dans la mort au moins 26 personnes, selon le bilan provisoire du ministère italien de l’Intérieur.

Alors qu’une pluie torrentielle s’abattait sur la ville un peu avant midi (heure locale), une portion d’environ 200 mètres du pont ainsi qu’un des grands pylônes qui soutenaient cette structure se sont subitement affaissés sur des bâtiments industriels situés plus de 40 mètres plus bas. Des dizaines de véhicules qui circulaient sur le pont qui relie les quartiers ouest et est de la ville ont plongé dans le vide pour s’écraser sur des tonnes de béton. Les opérations de secours étaient toujours en cours en fin de journée, hier.

Le pont Morandi, du nom de l’ingénieur (Riccardo Morandi) qui l’a conçu, au milieu des années 60, était en service depuis 51 ans. Il avait fait récemment l’objet de critiques en raison de son état de détérioration avancée malgré les nombreux travaux menés au fil des ans pour assurer sa sécurité.

Boîte de Pandore

Une enquête administrative est en cours pour déterminer les causes de l’effondrement du pont, ainsi qu’une enquête de nature criminelle qui pourrait ouvrir une boîte de Pandore dans ce pays miné par la négligence et où plusieurs grandes entreprises refusent désormais de travailler à la construction de grands ouvrages.

Bien qu’il soit encore tôt pour spéculer sur les causes de l’effondrement, l’ingénieur de renom Bruno Massicotte, de Polytechnique Montréal, spécialisé en structures routières, a émis l’hypothèse d’une rupture « en cascade », causée par le bris d’un des câbles de soutien ou par l’érosion des fondations, entraînant le déséquilibre d’une pile.

« Les ponts haubanés sont des structures délicates où tout un ensemble de pièces ou de mécanismes doivent jouer leur rôle. »

— Bruno Massicotte

« Si une colonne du pont penche, ne serait-ce que de quelques centimètres, elle peut provoquer un déplacement important sur une poutre installée à des dizaines de mètres plus haut. La chute de la pile tire sur la poutre, qui en entraîne une autre, et ainsi de suite, dans un effet de cascade », explique-t-il.

En visionnant les premières images circulant sur l’internet, hier, M. Massicotte pense que le pylône soutenant la travée du pont s’effondre en dernier, « ce qui laisse croire qu’une travée s’effondre, et qu’elle entraîne alors le pilier. Si c’est le cas, l’hypothèse d’une érosion des fondations [affouillement] par les pluies abondantes ne serait pas plausible ».

« vulnérabilité »

Le pont Morandi (aussi appelé viaduc Polcevera, du nom de la rivière qu’il franchit) a été commandé par le gouvernement italien en 1964 et inauguré en 1967. L’une des particularités de sa conception originale est qu’il ne comptait que deux haubans, de chaque côté de la structure, et que ceux-ci sont faits de béton, plutôt que d’acier. Cette conception ne semble pas avoir fait école.

Comme l’a souligné hier le professeur Antonio Brencich, de la faculté d’ingénierie de l’Université de Gênes, dans un entretien au journal Le Monde, « ce type de pont est mal conçu et mal calculé, et il présente des problèmes évidents de vulnérabilité. Après tout, s’il n’y en a que trois dans le monde, c’est qu’il y a bien une raison ».

Le premier de ces pont à haubans de l’ingénieur Morandi a été construit au Venezuela sur le lac Maracaibo et inauguré en 1962. Deux ans plus tard, il a été heurté par un pétrolier et une partie de l’ouvrage s’est effondrée. L’accident a fait sept morts. Le pont a été reconstruit, et il est toujours en service.

Par contre, le pont Wadi el Kuf, inauguré en 1972 en Libye, aurait été fermé à la circulation en octobre dernier pour des raisons de sécurité, selon le journal The Lybia Observer.

Critiques

Le pont de Gênes, qui s’est partiellement effondré hier, avait fait l’objet de critiques, dont celles du professeur Brencich, qui estimait en 2016 que sa conception relevait d’« une erreur d’ingénierie ».

Dès les années 90, des travaux importants ont été réalisés sur le pont, notamment avec l’ajout de haubans additionnels en acier. Dans une sortie publique, le professeur de l’Université de Gênes estimait, il y a deux ans, qu’il s’agissait d’un « indice d’une corrosion plus rapide que prévu ».

« Quand j’étais enfant, avait dit M. Brencich, peu après la construction du pont, il y avait déjà des vallons sur la chaussée, on montait, on descendait. »

« Il y a eu une erreur de calcul de la déformation. Morandi n’avait pas beaucoup d’expérience en calcul. »

— Antonio Brencich, professeur à la faculté d’ingénierie de l’Université de Gênes

Selon lui, la structure du pont était beaucoup trop rigide.

Des travaux étaient aussi en cours depuis peu « pour consolider la dalle du viaduc », selon l’agence privée Autostrade per Italia, qui est responsable de son entretien et de son exploitation. Des responsables de cette agence cités dans la presse européenne affirment toutefois que le pont faisait l’objet d’une surveillance constante, et que rien ne permettait de croire qu’il pouvait représenter un danger.

« Fatigue et corrosion »

Au Québec, on compte peu de ponts à haubans parmi les quelque 10 000 ouvrages d’art sous la responsabilité du ministère des Transports du Québec (voir onglet suivant). Ils sont reconnaissables à leurs grands mâts et à des faisceaux de câbles de soutien, qui en font des ouvrages très attirants pour l’œil.

La fonction principale des haubans n’est toutefois pas leur esthétisme. Ces câbles, attachés aux mâts du pont, servent en fait à soutenir les travées du pont lorsqu’il n’est pas possible, pour une raison ou une autre, de les supporter à l’aide d’un pilier, en dessous de la structure.

« En ingénierie, explique Bruno Massicotte, professeur au département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal, on considère que plus les conséquences d’un effondrement sont graves, plus on relève les coefficients de sécurité. »

« Les ponts à haubans d’aujourd’hui, comme le nouveau pont Champlain, par exemple, sont conçus en intégrant une grande marge de sécurité. Si un hauban casse, le pont ne s’effondrera pas. »

— Bruno Massicotte

À titre d’exemple, dit-il, le pont Port Mann, sur le fleuve Fraser, à Vancouver, compte jusqu’à 24 câbles par « nappe », soit de chaque côté du pont, et pour chaque mât de soutien.

« Les plus anciens ponts à haubans, dit-il, avaient moins de câbles, moins d’éléments redondants, et souffraient de problèmes de corrosion aux attaches accentués par la fatigue de l’acier. Fatigue et corrosion sont deux phénomènes qui vont mal ensemble. Combinés, ils sont plus graves que la somme des deux. »

Selon lui, la redondance des systèmes, intégrée dès la conception, augmente la marge de sécurité de ces ponts. « On tient compte de la probabilité des ruptures, dit-il. Ça ne pourra jamais être tout à fait exclu, mais il faut que la possibilité soit infime. »

— Avec le journal Le Monde, l’Agence France-Presse et la collaboration de Mathieu Perreault, La Presse

Ponts à haubans

Les ponts à haubans du Québec

Il y a peu de ponts haubanés parmi les structures routières sous la responsabilité du ministère des Transports du Québec. Quels sont-ils ? Recension.

Trois... ou quatre

L’inventaire des ponts et structures routières du ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports ne recense que trois ponts à haubans au Québec. Il y en a en fait quatre si on compte le pont privé à péage de l’autoroute 25, entre Montréal et Laval, mis en service en 2012. Les structures recensées sur le site du Ministère sont le pont Papineau-Leblanc, sur l’autoroute 19, à Laval, le pont de la rue Price, construit en 1971 dans la municipalité de Saguenay, au-dessus de la rivière du même nom, et une passerelle piétonne aménagée en 2004 à La Prairie, en banlieue sud de Montréal, au-dessus de l’autoroute 15. Jusqu’en 2009, le pont Galipeault, à Sainte-Anne-de-Bellevue, à l’extrême ouest de l’île de Montréal, était aussi un pont à haubans. Il a été remplacé par un pont à poutres en acier.

Le nouveau pont Champlain

Les ouvrages mentionnés plus haut ne comptent qu’un ou deux haubans par travée et sont plus pittoresques que remarquables. Le nouveau pont Champlain, dont le coût s’élèvera à plus de 4 milliards, sera sans doute le plus spectaculaire de tous les ponts à haubans du Québec lorsqu’il sera terminé, en décembre prochain. Son pylône de 170 mètres de haut servira d’ancrage à 15 paires de câbles d’acier pour chacune des travées avant et arrière de cet ouvrage, notamment pour soutenir le pont au-dessus de la voie maritime du Saint-Laurent. Sa conception est due à la firme T.Y. Lin, qui jouit d’une réputation mondiale dans le design de ce type de structure.

Les haubans du projet Turcot

Deux des nouvelles structures en construction dans le cadre du projet Turcot, dans le sud-ouest de Montréal, seront aussi des ponts à haubans. Le nouveau pont de la rue Saint-Jacques, au-dessus de l’autoroute Décarie, qui sera inauguré d’ici quelques mois, constitue l’un des éléments « signature » du nouvel échangeur. Le pont qui surplombera le canal de Lachine, sur l’autoroute 15, sera aussi un pont à haubans. Le choix de ce type de pont n’est pas seulement esthétique. Il s’est imposé en raison de l’impossibilité de construire des piliers sous ces ouvrages pour supporter les voies de circulation.

L’incident de la rivière Nipigon, en Ontario

L’Ontario ne compte qu’un seul pont à haubans, et ce sera peut-être le dernier, si on se fie aux incidents qui ont marqué jusqu’à présent sa courte vie. Inauguré en 2015, le pont qui surplombe la rivière Nipigon, à 100 km de Thunder Bay, sur la route Transcanadienne, a dû être fermé à la circulation, le 10 janvier 2016, lorsque le coin nord-ouest de la dalle du pont a été subitement soulevé de terre en raison d’une tension trop élevée dans les haubans. Une combinaison de trois facteurs a entraîné cet épisode, lors duquel le réseau routier canadien a été littéralement coupé en deux pendant un peu plus d’une journée : mauvaise conception d’une plaque d’attaches, rotation insuffisante d’un appareil d’appui et boulons mal serrés. Il était arrivé un événement semblable en 1999 à l’ancien pont Galipeault, dans l’ouest de l’île de Montréal. En mai dernier, c’est un joint de dilatation temporaire qui a été soulevé à son tour du tablier du pont de la rivière Nipigon. Le ministère des Transports de l’Ontario a nié tout défaut de conception.

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