Décennie 2010 Littérature québécoise

Affirmation et éclatement

Selon tous les spécialistes que ma collègue Nathalie Collard et moi avons consultés ces dernières semaines, aucun écrivain à lui seul (ou elle seule) ne saurait incarner cette décennie foisonnante. Et c’est tant mieux, car ce serait vraiment trop lourd à porter. En revanche, on peut être fier de ce que le milieu littéraire a réussi à accomplir collectivement pendant cette décennie, qui a vu s’affirmer, plus que jamais, la littérature d’ici.

D’abord, les libraires confirment – et ils y ont eux-mêmes beaucoup contribué, remercions-les – que la littérature québécoise est devenue un véritable succès de vente, surpassant maintenant la littérature française en librairie. Si la sympathique initiative spontanée du « 12 août, j’achète un livre québécois » a certes participé au phénomène, la raison de cet engouement tient surtout à la qualité et à la diversité de l’offre.

On n’achète plus aujourd’hui un livre québécois pour faire une bonne action, mais bien parce que la littérature d’ici est devenue incontournable et satisfait tous les publics, de 7 à 77 ans. Si vous ne lisez encore que ce qui arrive de Paris, vous êtes pas mal out dans la communauté des littéraires, c’est clair.

On l’a souvent répété, les bases ont été jetées dans la première décennie du millénaire, avec l’arrivée de nouvelles maisons d’édition qui ne sont plus aujourd’hui des débutantes. Pensons au Quartanier, à Marchand de feuilles, à Alto, à Héliotrope ou à La Peuplade, par exemple, auxquelles se sont ajoutées de nouvelles comme La Mèche ou Cheval d’août. Non seulement elles ont transformé le paysage littéraire, mais elles ont aussi monté en puissance, devenant les adresses les plus populaires des aspirants écrivains pour leurs manuscrits. Ceci expliquant cela, elles ont toujours été à l’affût des nouvelles voix, instaurant presque le règne des primoromanciers des années 2010.

La décennie des femmes

Au dernier Salon du livre de Montréal a été dévoilée une étude de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), dirigée par Isabelle Boisclair, rappelant que la parité entre les hommes et les femmes n’est pas encore atteinte dans le champ littéraire au Québec. Ce qui ne signifie pas que les choses ne sont pas en train de changer. Personnellement, je crois que la parole des femmes en littérature n’a jamais été aussi forte, et si vous êtes out en ne lisant pas de livres d’ici, vous êtes carrément déconnecté si vous ne lisez en plus que des auteurs masculins (et rappelons que La femme qui fuit, d’Anaïs Barbeau-Lavalette, est certainement le best-seller des années 2010). La gent féminine n’occuperait que 34 % des postes de direction, souligne Annabelle Moreau, qui a elle-même repris avec panache les rênes du magazine Lettres québécoises  (rebaptisé LQ), mais « malgré le fait que ce pourcentage peut sembler faible, [elle le voit] et le [sent] : les femmes sont partout dans le milieu littéraire – éditrice, autrice, critique, libraire, directrice littéraire et artistique, rédactrice en chef – et le modèlent peu à peu à leur main, c’est-à-dire qu’elles donnent enfin la parole à d’autres femmes, d’autres voix, de la diversité, entre autres, et modifient peu à peu ce champ qui était grandement poussiéreux et arriéré ».

L’héritage de Nelly Arcan a été régulièrement cité par nos panélistes, et ça se comprend, tant les autrices se réclament elles-mêmes de cette filiation qui a reçu un nouvel éclairage dans la nouvelle vague du féminisme dont on ne voit pas, à l’aube des années 2020, le souffle s’épuiser. Non seulement l’autofiction qu’on a souvent reprochée aux femmes a acquis ses lettres de noblesse, ne serait-ce que par la multiplicité des autrices qui ont emprunté cette voie avec talent et audace, mais elle a aussi pris ses distances avec la forme plus traditionnelle de celle pratiquée en France, en plus de laisser la porte ouverte aux réflexions nées du concept d’intersectionnalité. Pour l’autrice et chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Karine Rosso, l’intersectionnalité est l’apport le plus récent et le plus important de la décennie. « On commence à penser ce concept dans la littérature, croit-elle. La littérature québécoise des années 90 utilisait des termes hyper problématiques. Ça ne nous viendrait plus à l’esprit maintenant de ne pas inclure les littératures autochtones, celles provenant des minorités ethniques et sexuelles. »

D’ailleurs, notons que l’émergence fulgurante des littératures autochtones dans la dernière décennie est particulièrement portée par les femmes, dominantes dans ce rayon. (Lisez l’entrevue de Nathalie Collard avec Natasha Kanapé Fontaine dans l’écran suivant.)

Le politique s’invite

Le chercheur postdoctoral à McGill David Bélanger nous confie utiliser le terme « décennie 2012 » pour parler des 10 dernières années. S’il a remarqué une baisse dans « l’intérêt marqué pour les régions et les modes d’existence non urbains » qui était fort au début de la décennie, ainsi qu’une tendance de plus en plus prégnante de la « représentation du désastre », de la fin d’un monde ou du monde (dans les romans de Kevin Lambert, Christian Guay-Poliquin, Damien Blass, Marie-Ève Thuot, Simon Brousseau ou Christiane Vadnais, par exemple), ce qui le frappe est le retour du politique en littérature, qu’il lie au printemps érable ayant fortement marqué les esprits. « Le printemps 2012 n’a pas effectué tant une “fracture générationnelle” qu’une fracture dans la pensée critique, croit-il. Pour le dire simplement, il est moins évident après 2012 de parler platement d’“esthétique”, de “beauté” et d’“art” sans avoir aussi une réflexion éthique. Dans le discours de la postmodernité, on aime à répéter que l’art doit se complaire dans son inutilité, comme s’il y avait là son dessein ultime [inutile comme une belle poterie dans un boudoir bourgeois, disons]. Or, les années 2012 ont permis de penser à nouveaux frais la “prise de parole” littéraire, sans néanmoins l’enfermer dans le giron de thèses à défendre. L’implication citoyenne a atteint la production littéraire, et a servi de révélateur aux luttes qui n’avaient pas la même visibilité dans le discours littéraire [pensons au féminisme, aux questions postcoloniales, à la représentation de la violence, etc.]. » Selon David Bélanger, cette nouvelle sensibilité se poursuivra, et il cite comme récents exemples les textes de Patrick Nicol, Patrice Lessard, Catherine Mavrikakis, David Turgeon, Stéfanie Clermont ou Perrine Leblanc.

Le politique, le désastre (écologique en particulier), voilà ce qui fait croire au libraire David Cantin, de la Coop Zone de l’Université Laval, que la prochaine décennie verra peut-être exploser la « non-fiction » (ce mélange d’enquête journalistique et de littérature), ainsi que la science-fiction, un genre de plus en plus exploré par des maisons d’édition dont ce n’était pas la spécialité. Ce qui explique aussi, peut-être, l’apparition d’essayistes vedettes comme Martine Delvaux ou Alain Deneault qui ont du poids dans l’espace médiatique.

Fragmentation et hybridité

Du côté de la forme, ce qu’il y a de plus notable est l’engouement certain pour l’écriture en fragments et le mélange des genres. Comme si, pendant cette décennie, les écrivains avaient pris résolument leurs distances avec le carcan traditionnel du roman. Il y a peut-être ici un effet du retour à l’avant-scène de la poésie, extrêmement vivante sur les platesformes et les scènes du Québec.

David Cantin cite Testament de Vickie Gendreau, la trilogie d’Éric Plamondon, Ma vie rouge Kubrick de Simon Roy, Mère d’invention de Clara Dupuis-Morency, Chienne de Marie-Pier Lafontaine, Ouvrir son cœur d’Alexie Morin – les exemples sont innombrables, il a bien raison. « Tout ça participe d’un même esprit de se libérer de la notion de romanesque, de linéarité en fiction québécoise, qui amène plus d’éclatement des formes, dit-il. On voit plus ça en littérature américaine. À l’origine de toutes ces formes, pour moi, il y a au début des années 2000 Deuils cannibales et mélancoliques de Catherine Mavrikakis, qui m’a donné le goût de plonger dans la littérature québécoise. »

Rappelons en même temps que Catherine Mavrikakis est professeure et que, comme beaucoup de ses collègues écrivains et professeurs (Yvon Rivard, Martine Delvaux, Claire Legendre, par exemple), elle a contribué à la naissance d’une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices qui sont passés par les études en création, un champ aujourd’hui respecté, devenu un véritable vivier de vocations, avec pour résultat que les premiers romans n’ont jamais été aussi travaillés.

Toutes ces transformations ont touché aussi les écrivains les plus établis, ayant une œuvre solide derrière eux. Aurélie Lanctôt et Rosalie Lavoie, les nouvelles directrices de la revue Liberté, soulignent que les Michel Tremblay, Carole David, Michael Delisle, Lise Tremblay ou Dany Laferrière « ont écrit leurs meilleurs livres dans les 10 dernières années ».

Le plus emballant de cette décennie, selon moi ? L’absence totale de nostalgie, à laquelle carburent un peu trop le cinéma et la télé. La littérature québécoise, tournée vers le présent et l’avenir, qui prend à bras-le-corps les enjeux actuels, a réussi l’exploit de nous empêcher de dire que c’était mieux avant, et sa pertinence est telle qu’on affirmera peut-être un jour : « J’étais là, pendant ces années formidables. » En tout cas, comme lectrice, je n’ai pas beaucoup connu l’ennui depuis 10 ans…

Nos spécialistes

David Bélanger, auteur et chercheur postdoctoral à l’Université McGill

Karine Rosso, autrice, chargée de cours et libraire à L’Euguélionne

David Cantin, libraire à la Coop Zone de l’Université Laval

Annabelle Moreau, directrice de la revue LQ

Éric Simard, libraire et copropriétaire de la Libraire du Square, et Josiane Létourneau, libraire au même endroit

Aurélie Lanctôt et Rosalie Lavoie, directrices de la revue Liberté

Catherine Emmanuel Brunet et l’équipe de l’émission Les herbes folles, CISM

Pascale Millot, professeure de littérature au cégep Édouard-Monpetit et doctorante en études littéraires, Université de Montréal

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