Chronique

Synergologie, pseudoscience à gogo

Je ne vais pas donner de noms – parce que je suis d’excellente humeur au moment d’écrire cette chronique –, mais des journalistes hautement entraînés ont récemment utilisé l’« expertise » de synergologues pour décrypter le non-verbal de nos chefs de partis en campagne.

Untel se gratte sous le nez, ça veut dire que…

L’autre parle en faisant des cercles avec sa main gauche, ça veut dire que…

Scoop : ça ne veut rien dire.

Répétez après moi, camarades : la synergologie est une imposture qui n’a aucun fondement scientifique.

J’ai fait une enquête sur le sujet en 2015, elle est toujours disponible sur lapresse.ca. J’y citais plusieurs experts qui travaillent avec les – vraies – sciences du non-verbal, des gens qui œuvrent au Canada, aux États-Unis et en Europe…

Tous estimaient que la synergologie est une pseudoscience.

La synergologie n’a jamais passé le test de la validité scientifique selon les critères admis, c’est-à-dire en se faisant publier dans des revues scientifiques des études jaugées par des pairs. Ça existe.

L’inventeur de la synergologie, Philippe Turchet, a connu un succès de vente populaire avec les livres où sa méthode est expliquée. Mais vendre beaucoup de livres chez Archambault et chez Renaud-Bray n’est pas un gage de validité scientifique…

A sucker is born every minute, comme a dit un coquin, et si tu veux acheter un livre synergologique pour impressionner ton beau-frère qui se gratte le nez en plissant la bouche au souper de Noël… tant pis pour toi.

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Là où ça devenait inquiétant, c’est quand je me suis mis à faire la cartographie de l’influence de la synergologie. C’est quand j’ai découvert à qui ils vendaient leurs salades.

À la police.

Aux juges.

Au Barreau du Québec, qui offrait des cours de synergologie aux avocats du Québec, dans son buffet de formation continue.

Rendu là, comme citoyen, je trouvais ça épeurant : des flics, des juges, des avocats vont se faire dire que si quelqu’un se gratte le nez, peut-être qu’il ment ?

Dangereux.

Dangereux ? Voyez plutôt…

Aux États-Unis, des générations d’enquêteurs de police ont appris à mener des interrogatoires grâce à la technique de Reid, qui mise beaucoup sur le non-verbal, selon ce précepte : le corps trahit le menteur. Le corps « parle », et si le policier sait détecter les signes non verbaux qui trahissent les mensonges, il peut coffrer plus de bandits !

Or, c’est faux.

Je cite le magazine New Yorker (1), qui a enquêté sur la technique de Reid en 2013 : « Trois décennies de recherche en sciences sociales ont démontré que les signes non verbaux, si prisés par les formateurs de la technique de Reid, ne révélaient rien sur les mensonges. »

Sauf que les flics formés à la technique de Reid, eux, sont certains que les signes non verbaux vont « trahir » les mensonges de gens qu’ils interrogent. Cette certitude, apprend-on dans le papier du New Yorker, est d’abord et avant tout un puissant terreau pour les erreurs judiciaires.

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Après cette série publiée par La Presse en 2015, le Barreau a largué sa formation synergologique, les juges de la Cour supérieure aussi. La police, selon ce que j’en sais, a fait la même chose. Idem pour l’Université Laval, qui offrait un volet synergologique dans sa formation aux fonctionnaires du gouvernement du Québec qui font de l’enquête.

C’est pourquoi je suis exaspéré de voir des journalistes et des médias faire écho ces jours-ci à cette pseudoscience : la synergologie carbure à ce genre de références. La visibilité média donne une crédibilité à la synergologie.

Ainsi, une institution achète des formations synergologiques… Parce que d’autres institutions ont acheté ces formations ! Institutions dont les leaders avaient vu des synergologues dans les médias.

Réponse d’un vice-recteur de l’Université Laval à qui je demandais en 2015 pourquoi un établissement de haut savoir comme le sien offrait une formation non scientifique : oui, mais le Barreau utilise la synergologie pour former les avocats !

C’est le labrador qui court après sa queue et qui ne sait plus pourquoi il court après.

Sauf que quand on y regarde de plus près, le non-verbal n’est pas une panacée pour deviner ce qu’une personne pense, veut vraiment dire ou tente de cacher.

La vraie science qui explique le non-verbal est – surprise, surprise ! – beaucoup plus nuancée et beaucoup moins sexy que les canons synergologiques.

Ça fait de moins bonnes clips, de moins bons ateliers pendant le lac-à-l’épaule.

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Après la publication de cette série de 2015, plusieurs chercheurs qui explorent avec rigueur le non-verbal ont été la cible de campagnes de salissage. J’y ai aussi goûté.

Les synergologues et leurs proches ont utilisé l’insulte pour saper la crédibilité de ceux qui démontraient que l’empereur était nu. Des amis m’envoient les captures d’écran de leurs calomnies. Mais malheureusement, me traiter de raclure de bidet ne prouve pas la validité de la synergologie : ça panse une blessure, dire ça, mais ça ne passe le test du comité de lecture…

Non, pour faire triompher la synergologie, la meilleure façon serait de publier un article qui en démontrerait la validité dans une revue qui fait avancer les sciences du non-verbal, disons dans le Journal of Personality and Social Psychology ou dans le Journal of Nonverbal Behavior. Plate de même.

Or, ça fait plus de trois ans que j’ai publié cette série sur l’imposture synergologique. Ça fait plus de trois ans que j’attends une publication scientifique spécialisée qui validerait les affirmations des synergologues.

J’attends encore.

Bon, je reviens à mes camarades journalistes…

Je comprends fort bien que nous avons tous du temps d’antenne à remplir, de la copie à sortir et des angles ludiques à trouver pour égayer la couverture journalistique de cette loooongue campagne électorale.

Mais en cette ère de fusion du vrai et du faux, nous tentons de nous poser en arbitres du vrai et du faux. Cela est juste et nécessaire. Or, ce que la synergologie vend comme des certitudes est assurément de la frime. Parce que donner une tribune à de la « fake science », ça donne des munitions à ceux qui pensent que nous ne produisons que des « fake news ».

La prochaine fois, je donne des noms.

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