Critiques

La littérature comme résistance

L’art de rater sa vie
Simon Nadeau
Boréal, 276 pages
3 étoiles

Voilà deux essais, l’un sous la forme d’un recueil de réflexions, l’autre sous la forme du roman, qui nous invitent à user de la littérature pour embrasser la vie.

La leçon de Rosalinde de Mustapha Fahmi, professeur de littérature à l’Université de Chicoutimi et spécialiste de Shakespeare, ratisse large et appelle à la rescousse bien sûr le grand écrivain anglais, abondamment cité, mais aussi Cervantès, Nietzsche, Spinoza ou Aristote, pour répondre à quelques questions fondamentales. Qu’est-ce que la reconnaissance ? Comment doit-on voir et regarder le monde ? Quels sont nos devoirs d’être humain ? Comment comprendre l’événement amoureux ? Pourquoi étudier la littérature et qu’est-ce qu’un bon prof ? On découvre l’humilité et la profondeur de Mustapha Fahmi lorsqu’il se situe lui-même dans sa profession : « Si l’étudiant peut apprendre et s’épanouir seul, le professeur, lui, ne peut pas exister sans l’étudiant. C’est l’étudiant qui a un jour inventé le professeur. Et c’est dans la clarté des yeux attentifs de ses étudiants que le bon professeur se voit. » Car son rôle, estime-t-il, est de se « mettre au service de la littérature » et d’« utiliser son talent pour aider les œuvres qu’il enseigne à s’exprimer selon leurs propres termes ».

Ce que Fahmi démontre par l’exemple dans ce recueil qu’on savoure à petites doses, où l’on ne sent aucune posture, mais quelque chose de l’ordre du don. Le titre La leçon de Rosalinde fait référence à la pièce Comme il vous plaira de Shakespeare, dans laquelle Rosalinde espère éduquer Orlando à l'amour, afin qu'il puisse atteindre le juste milieu entre l'idéalisme et le cynisme, puisque si l'amour est un jeu, il n'a de sens que lorsqu'on y met son coeur. L’auteur arrive à la conclusion que ceux qui manquent d’imagination « ne peuvent atteindre le véritable amour. Tout amour est éternel dans ses intentions, et seul quelqu’un qui a de l’imagination est capable de convertir son amour en petits fragments d’éternité ». Et quoi de mieux que la littérature pour développer cette qualité ? Mustapha Fahmi nous invite à rien de moins qu’à être les poètes de nos vies, selon la prescription de Nietzsche.

Voir et vivre autrement

Voilà précisément ce que fait Mèche-au-Vent, le héros anachronique de L’art de rater sa vie de Simon Nadeau, qui nous avait donné l’essai L’autre modernité. Un peu comme s’il avait eu Mustapha Fahmi comme prof. C’est un roman d’apprentissage particulier, au style vieillot par moments, mais que l’on sent voulu (et même de façon humoristique), où un jeune homme découvre le pouvoir des livres qui lui font délaisser « la religion de l’écran » à laquelle nous sommes tous abonnés. Nous le suivons dans ses rêveries de promeneur solitaire, tel un Rousseau des temps modernes, dans son retrait progressif du monde pour mieux l’habiter, et ce projet secret de rater sa vie, mais avec art. 

Car tout ce qui intéresse Mèche-au-Vent n’est pas quantifiable et n’a pas d’utilité pratique, l’idée ici est de prendre les chemins les moins fréquentés, de voir et de vivre autrement, et plus intensément, peu importe si la route nous éloigne de la « réussite », d’une platitude infinie, qu’on exige de nous. Mèche-au-Vent part de loin dans une société aliénée qui a abandonné la lecture au profit de divertissements vides – l’argumentaire du livre le présente d’ailleurs comme un Ovide Plouffe d’aujourd’hui. Même si on a parfois l’impression qu’il est ébloui par des vérités de La Palice, sa naïveté et son enthousiasme finissent par nous séduire. Tout lecteur se reconnaîtra dans ce parcours qui mène Mèche-au-Vent à l’amour et à la création. Car le lecteur, ce raté « perdu pour le monde », sait au plus profond de son être qu’il a plutôt été « sauvé ».

Extrait de La leçon de Rosalinde 

« Mais comment peut-on devenir le poète de sa vie ? Selon l’auteur du Gai savoir, la réponse est simple : il faut regrouper ses qualités et ses défauts dans un ensemble cohérent, dans un style. Un style réussi peut conférer du charme à nos défauts et les rendre aussi attrayants que nos qualités. Être le poète de sa vie, c’est se donner du style. »

Extrait de L’art de rater sa vie   

« En vérité, l’apostasie de Mèche-au-Vent ne s’était pas faite du jour au lendemain. Sa foi en la religion de l’écran s’était lentement érodée. Or, cette érosion avait coïncidé avec la découverte de la lecture. Le livre, en ouvrant l’espace intérieur de la rêverie, en favorisant l’éclosion d’une imagerie personnelle, pouvait être considéré comme l’ennemi par excellence de cette nouvelle religion – le monde de l’image (qui est le même pour tous) se fissurant alors peu à peu sous les assauts réitérés d’un imaginaire singulier de plus en plus impétueux. »

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