L’épidémie d’ultracrépidarianisme

Il y a deux grandes épidémies mondiales qui déferlent, en ce moment : le coronavirus et l’ultracrépidarianisme.

Le coronavirus, on sait ce que c’est. Ou, devrais-je plutôt écrire, on croit le savoir. L’ultracrépidarianisme, personne n’en parle, pourtant on en est tous atteints. C’est l’art de donner son avis sur des sujets qu’on ne connaît pas.

Pourquoi ça s’appelle comme ça ? L’origine du mot « ultracrépidarianisme » se trouve dans le livre 35 de L’histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui était vraiment très ancien, puisque son bouquin a paru en 77. Pas 1977, l’année de la fièvre du samedi soir. L’an 77 tout court ; 77 après Jésus-Christ.

Le livre 35 raconte l’histoire du célèbre peintre Apelle, contemporain d’Alexandre le Grand. Apelle travaille dans son atelier, lorsque son cordonnier, s’approchant de l’une de ses toiles, lui signale une erreur dans la représentation d’une sandale. Sachant qu’un cordonnier sait de quoi il parle quand il est question de sandale, le peintre corrige aussitôt sa toile.

Le lendemain, le cordonnier, se sentant big et écouté, passe une remarque à propos de la représentation de la jambe de l’un des personnages sur le tableau. Apelle, agacé, lui réplique, en latin : « Sutor, ne supra crepidam. » Ce qui signifie, dans la langue de David Goudreault : « Cordonnier, pas plus haut que la sandale. » Bref, pousse pas ta luck, mon homme, ton champ d’expertise se limite à la sandale. Pas au-delà. Les ultracrépidarianistes sont donc ceux qui s’aventurent à critiquer au-delà de la gougoune.

Quelque 1945 ans plus tard, il n’y a plus seulement un cordonnier dans l’atelier d’Apelle, il y a tous les donneurs de leçons, sur les plateformes traditionnelles et nouvelles, les amis Facebook, Instagram, Twitter et TikTok. Et même les ennemis. Ils ne commentent pas seulement ses œuvres, ils commentent la création du monde au complet. De l’efficacité du jeu de puissance de Dominique Ducharme à celui du vaccin pour sauver l’humanité.

Tout le monde a le droit de s’exprimer, c’est certain, c’est juste qu’on finit par être mêlé. À vrai dire, depuis Jésus-Christ, je pense qu’on n’a jamais été aussi mêlé qu’en ce début d’année.

Après deux ans de pandémie, on croit tous être sur le point d’obtenir notre baccalauréat en COVID-19. Alors, on y va gaiement ! On est tous des gérants de confinement :

Y aurait pas fallu être plus permissif en novembre.

Mais faudrait bannir le couvre-feu, actuellement.

Faut pas faire de délestage dans les hôpitaux à cause du manque de main-d’œuvre.

Mais faut pas permettre aux travailleurs de la santé asymptomatiques de travailler.

Faut pas faire la classe à la maison.

Mais faut pas que les enfants attrapent la COVID à l’école.

Faudrait que les non-vaccinés se fassent vacciner.

Mais on fait quoi pour les forcer ? On demande au champion de la WWE Kevin Owens de leur faire une clef de bras, pendant qu’un préposé en profite pour les piquer ?

Tellement d’opinions. Si peu de solutions.

Et le gouvernement a l’air aussi mêlé que nous autres. Il se défend en disant que ce n’est pas mieux ailleurs. Il a raison. Mais ce n’est pas une raison.

Il est plus que temps d’identifier qui est, à la pandémie, ce que le cordonnier est à la sandale. Se pourrait-il que ce soit l’épidémiologiste ? Alors, laissons-le faire un plan. Un vrai plan. Un plan à long terme. Pour nous sortir de la merde. Pas une liste de conseils à la petite semaine. Avec lesquels on établit des mesures à la sauvette. Couvre-feu à 20 h, non à 21 h, non à 22 h, pour les chiens aussi, non, pas pour les chiens. Interdiction aux non-vaccinés d’aller au match du Canadien, euh… ça, ce n’est pas une punition, c’est une bénédiction, alors d’accéder à la SAQ, pis à la SQDC, on pourrait aussi leur couper Netflix, mais pas le canal météo.

On peut se faire croire que ça achève. Qu’on va en être sorti en février. Tant mieux, si c’est vrai. Mais ce serait quand même bien d’être prêt, si un autre variant s’invite au party. Laissez les experts planifier. Pas essayer de patcher après que le mal est fait. Avoir un coup d’avance sur le maudit virus. Pour une fois. La solution, elle doit être là.

Mais pour ça, il faut arrêter de donner notre avis au-delà de la sandale, et écouter celles et ceux qui connaissent ce qui se passe plus haut, à hauteur des poumons, mettons.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.