Éditorial Laura-Julie Perreault

Guérir la peur de la dissension

La sécurité démesurée entourant le Sommet du G7 et l’annulation du spectacle SLĀV vont à contre-courant de l’histoire du Québec.

On dit souvent que les Québécois ont peur de l’affrontement. La phrase est accrocheuse, mais ne colle pas à la réalité des 60 dernières années. Depuis la Révolution tranquille, le Québec a été le théâtre de la majorité des grandes manifestations et des mouvements sociaux du Canada.

En 2003, 150 000 personnes sont descendues dans les rues à -25 ˚C pour s’opposer à l’invasion américaine de l’Irak, soit 10 fois plus que dans toute autre ville du pays. En 2012, les manifestations étudiantes du « printemps érable » ont monopolisé deux saisons, de février à septembre.

La dissension ne s’exprime pas que dans la rue. Le Québec a été la seule province canadienne à ouvrir les micros pour que les citoyens s’expriment sur l’épineux sujet de la diversité religieuse. La commission Bouchard-Taylor a permis à des points de vue diamétralement opposés de s’exprimer dans un cadre ordonné et démocratique, qu’on aime ou non le résultat. Qu’on aime ce qu’on y a entendu ou pas. On a eu le courage de se parler.

Dans ce contexte, on se demande bien quelle mouche a piqué la province depuis le début de l’été. En juin, la région de Charlevoix s’est transformée en forteresse et la ville de Québec est devenue une ville policière pour la tenue du Sommet du G7 à La Malbaie. On estime à au moins 400 millions de dollars le dispositif de sécurité mis en place pour contenir les manifestations redoutées, et ce, même si plusieurs médias, La Presse en tête, avaient déjà établi que la mobilisation serait faible et n’avait rien en commun avec celle en marge du Sommet des Amériques de 2001.

Malgré ça, près de 9000 policiers du Service de police de Québec, de la Sûreté du Québec et de la Gendarmerie royale du Canada ont été déployés pour faire face… à moins de 1000 manifestants. Faites le calcul : le déploiement policier aura coûté 400 000 $ par manifestant.

Une somme complètement démesurée.

Et que dire des 10 000 employés de l’État qui ont été mis en congé forcé aux frais des contribuables ? Même la Ville de Québec, qui a demandé à ses employés de se présenter au travail, ne comprend toujours pas la décision du gouvernement provincial.

Après la tenue de l’événement, les forces policières se sont félicitées de l’efficacité de leurs opérations. « Bravo, il n’y a pas eu de casse ! », ont chanté en chœur corps policiers, élus municipaux, provinciaux et fédéraux.

Pas de casse ? En sommes-nous si certains ? Certes, il n’y a pas eu de vitrines fracassées et pas de blessés, tout juste 13 arrestations, mais la nature de l’intervention policière déployée a laissé un œil au beurre noir à la démocratie.

À La Malbaie, les rares manifestants ont dû protester dans un stationnement complètement clôturé et ironiquement rebaptisé « zone de libre expression ». Une scène digne d’un roman de George Orwell.

À Québec, soit à plus de 140 km du Manoir Richelieu où se trouvaient les sept dirigeants en sommet, les quelques centaines de manifestants qui se sont pointés ont dû déambuler entre des rangs de policiers antiémeutes armés jusqu’aux dents, se tenant en rangs d’oignon. Une scène digne de la Russie de Vladimir Poutine !

Après cette scène de démesure policière, décriée par quelques rares voix, dont celles d’Amnistie internationale et de la Ligue des droits et libertés, une question demeure : depuis quand avons-nous peur des manifestants ?

La question s’est posée une nouvelle fois la semaine dernière quand le Festival international de jazz de Montréal a annulé le spectacle SLĀV après la tenue d’une manifestation impliquant tout juste 100 personnes. Parmi les raisons évoquées pour l’annulation, en plus de s’excuser auprès des personnes insultées par le spectacle, le Festival a cité la « sécurité publique ».

Depuis quand un groupe de 100 manifestants représente une menace à la sécurité publique ? Il faudrait se poser la question encore et encore, surtout que ces décisions ont un impact sérieux sur l’espace de débat au Québec. Oui, la manifestation du 26 juin devant le Théâtre du Nouveau-Monde était houleuse, voire confrontante, mais il n’y a eu ni blessés ni casse. Il y a cependant bien eu un face-à-face d’idées et de valeurs.

Dans un monde où les silos d’opinion, nourris par les médias sociaux, nous gardent de plus en plus chacun dans nos zones de confort, entourés de gens qui partagent notre vision du monde, les moments d’affrontement des idées sont de plus en plus rares, donc précieux. Ils nous obligent à nous arrêter et à ébranler nos certitudes. À rester connectés les uns aux autres, même dans le désaccord. C’est l’essence même d’une société plurielle qui est en cause et ça vaut bien quelques prises de bec.

Ce droit à la dissension a fait du Québec ce qu’il est. Protégeons-le jalousement.

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