Chronique

Sortez-moi ce vilain critique

Depuis le début de la nouvelle année, dans une poignée de spectacles présentés à Montréal, j’ai remarqué une nouvelle tendance. En fait, elle n’est pas si nouvelle que ça. Depuis que le monde est monde ou, du moins, depuis que l’art existe, deux clans s’opposent vigoureusement : les artistes qui créent et les critiques qui les critiquent. Entre ces deux-là, rien ne va plus depuis longtemps, voire depuis toujours. Sauf qu’en ce début d’année, la tendance n’est pas seulement de haïr la critique, ce qui consiste habituellement à casser du sucre sur son dos et à lui prêter tous les défauts de la Terre, principalement l’absence de talent et le manque d’intelligence.

La grande tendance, ces temps-ci, c’est de prévoir la critique – surtout la mauvaise critique – et de la neutraliser en l’intégrant carrément avant, dans le texte du spectacle.

La manœuvre est simple : l’artiste formule la critique lui-même pour mieux désamorcer, dénigrer et discréditer celle qui s’en vient, histoire de s’élever au-dessus de ceux que l’artiste considère comme une bande de minables et leur faire savoir qu’il n’en a rien à cirer de leurs critiques pourries.

J’ai observé le phénomène dans la pièce 8 de Mani Soleymanlou qui était à l’affiche de la Cinquième Salle, dans Prédictions 2017 au St-Denis avec la bande de La soirée est (encore) jeune, dans Manifeste de la Jeune-Fille, d’Olivier Choinière à Espace Go. Je me souviens aussi que lors de la première émission d’Info, sexe et mensonges, l’automne dernier, Marc Labrèche avait lu à voix haute des critiques imaginaires de chroniqueurs télé, toutes plus négatives et pisse-vinaigre les unes que les autres. Sans oublier la première bande-annonce de Votez Bougon, alors que la célèbre famille clamait haut et fort l’été dernier que les critiques de cinéma allaient vomir leur film.

Tous ne s’y prennent pas de la même manière pour discréditer la critique. Mani Soleymanlou peste contre la manie des médias (et tout particulièrement La Presse) de coter les films et les spectacles avec des étoiles, selon lui une forme infantilisante qui lui rappelle l’école primaire. Les gars de Prédictions 2017 récitent à tour de rôle des critiques trempées dans le vitriol, qui n’ont pas encore été écrites et publiées et qui ne risquent pas de l’être, après ce numéro. 

On peut en rire. C’est ce que j’ai fait, mais on peut aussi se demander s’il ne s’agit pas d’une forme d’intimidation dont le but (avoué) est de museler la critique.

Quant à Olivier Choinière, il termine son Manifeste de la Jeune-Fille en caricaturant la critique et en comparant certaines critiques à de la bouillabaisse ou de la pizza.

Une fois n’est pas coutume, mais trois fois en moins de deux semaines, on se dit que les astres semblent alignés pour sortir les critiques de la salle et les chasser du paysage culturel. Je trouve cela d’autant plus regrettable que la critique ne vit pas exactement un âge d’or. Il y a de moins en moins d’espace réservé aux critiques dans les médias écrits, et encore moins dans les médias électroniques. En plus, avec les médias sociaux, tout le monde peut s’improviser critique et écrire n’importe quoi.

Bref, le métier va mal et les artistes qui s’en réjouissent ont tort, à moins, évidemment, qu’ils ne carburent à la démocratie directe, façon Donald Trump, auquel cas, on ne peut rien pour eux.

Quant aux artistes de bonne volonté qui se voient comme des agents de progrès et de changement social et qui ne se gênent pas pour critiquer la société, sinon l’univers, comment peuvent-ils remettre en cause cette fonction et refuser que d’autres qu’eux la pratiquent ? C’est un non-sens à mes yeux. La société en général, et les arts en particulier, a besoin non pas de moins de critiques, mais de plus de critiques. Parce que la critique est cet intermédiaire essentiel entre l’œuvre et le public. 

La critique, c’est de l’anti-promo et de l’anti-propagande. Elle permet d’y voir plus clair dans ce qui est proposé, situe les choses dans leur contexte ou alors, elle leur donne une perspective historique.

Oui, mais, direz-vous, il y a de mauvais critiques qui ne comprennent rien ou alors des critiques viscéralement frustrés et méchants qui règlent leurs comptes sur le dos des artistes. C’est fort probable, mais peu importe si c’est un sur mille ou un sur dix, ce qui compte, ce n’est pas l’individu, c’est la fonction et le principe. Faire œuvre de critique, du latin criticus et du grec ancien kritikos, c’est faire preuve de jugement et de discernement.

Il y a de mauvais critiques comme il y a de mauvais artistes, ce n’est pas une raison pour éliminer tout le monde.

Qu’ils le veuillent ou non, les artistes et les critiques ne vont pas les uns sans les autres. Un critique qui n’a aucune œuvre à se mettre sous la dent meurt de faim. Inversement, un artiste qui ne peut lire ou entendre aucun autre écho que celui des applaudissements du public meurt confit dans son ego.

Et puis si la critique est si nocive, comme semblent le penser certains artistes, pourquoi ceux-ci sont-ils les premiers à se vanter de critiques favorables et à acheter de pleines pages de pub pour les reproduire ? C’est une question que je me pose depuis longtemps.

J’attends toujours la réponse.

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