Science

Quand les eaux usées trahissent nos habitudes

« Il faut avoir ses vaccins à jour pour faire ça. Et ce n’est pas une blague. »

Sébastien Sauvé attrape une longue perche munie d’un récipient de plastique, qu’il plonge dans un grand bassin d’eau brunâtre. Une puanteur qui prend au nez flotte autour.

Nous sommes dans l’usine d’épuration d’une ville qui, pour des raisons de confidentialité de la recherche, ne peut être nommée.

M. Sauvé est professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal. Il n’est pas ici par plaisir. Avec son collègue André Lajeunesse, expert en chimie criminalistique à l’Université du Québec à Trois-Rivières, il mène un véritable travail de détective. Ce que les deux hommes cherchent dans les eaux boueuses brassées par les machines de l’usine d’épuration : des traces de cocaïne, d’ecstasy et de fentanyl, un opioïde de synthèse illégal.

« Nous cherchons à estimer le niveau de consommation des drogues dans la population, tant pour des raisons de santé publique que pour recueillir des renseignements qui serviraient à la lutte contre le crime », dit André Lajeunesse.

La personne qui avale un comprimé d’ecstasy un vendredi soir n’y pense évidemment pas. Mais lorsqu’elle se rendra aux toilettes le lendemain, elle laissera dans ses urines et ses selles une preuve sans équivoque de sa consommation. Même chose pour le cocaïnomane, le fumeur de marijuana et le consommateur d’opioïdes.

Ces traces finissent dans les égouts, puis à l’usine d’épuration, où les chercheurs les détectent.

« Notre modèle n’est pas parfait et comporte plusieurs sources d’incertitude. Les intempéries et la température de l’eau, par exemple, limitent la précision de nos estimations. Mais il reste qu’on peut avoir une bonne idée du nombre de doses de chaque substance qui ont été consommées. » — André Lajeunesse, chercheur

Dans la ville en question, les chercheurs ont déjà montré que la consommation de cocaïne et d’ecstasy correspond aux taux qui prévaudraient dans les autres villes nord-américaines. Le fentanyl, toutefois, ne semble pas y avoir fait son apparition à grande échelle.

Dans l’univers par définition secret et peu fiable de la drogue, cette façon d’obtenir des estimations quantitatives pourrait changer bien des choses. Les chercheurs affirment avoir eu des discussions à ce sujet avec la Sûreté du Québec.

Il n’est aucunement question, cependant, d’aller traquer l’eau qui sort des toilettes d’un citoyen en particulier. Les chercheurs n’en ont pas les moyens et ce n’est pas l’objectif. Ce sont les grandes tendances qui les intéressent.

« On croit que les renseignements pourraient éventuellement servir à évaluer l’efficacité des rafles policières, dit M. Lajeunesse. Ou comprendre de quelle façon se répandent les nouvelles drogues introduites sur le marché. »

DES CHERCHEURS DU MIT DANS LES ÉGOUTS

Les chercheurs québécois ne sont pas seuls à fouiller les eaux qui coulent dans les égouts afin de comprendre ce qui se passe au-dessus. Dans la région de Boston, de drôles de scènes se déroulent régulièrement depuis quelques mois. En pleine rue, des gens s’attroupent devant les bouches d’égout et en soulèvent les couvercles. Puis ils plongent des pompes dans les eaux boueuses et en remontent le contenu dans de grosses bouteilles.

Ces gens sont des chercheurs du MIT qui participent au projet Underworlds – sans doute la plus ambitieuse initiative du genre actuellement en cours sur la planète.

« Non, on n’a pas rencontré de crocodiles dans les égouts, blague Carlo Ratti, l’un des leaders du projet et directeur du SENSEable City Lab du MIT. Mais c’est assez… différent de ce qu’on fait habituellement en recherche, disons. »

Des drogues illégales aux médicaments en passant par les virus de la grippe et de la polio, les polluants et les biomarqueurs du diabète et de l’obésité, les chercheurs du MIT suivront un grand nombre de variables dans les eaux usées afin de comprendre les habitudes et les comportements des gens qui les produisent.

Comme les drogues illégales, les médicaments et les aliments que nous consommons laissent des traces dans nos urines et nos selles. Une grande quantité de matériel génétique est aussi évacuée dans les toilettes.

« On croit que les eaux usées peuvent nous ouvrir tout un nouveau monde d’information sur la santé et les comportements humains. Les données en temps réel peuvent être utiles pour les décideurs, aux autorités de santé publique, les urbanistes, les chercheurs. » — Carlo Ratti, directeur du SENSEable City Lab du MIT

Les scientifiques prévoient étudier des lots d’environ 100 habitations, et veulent recouper les informations avec les indicateurs socioéconomiques. Ils espèrent pouvoir ainsi suivre l’évolution de la santé des habitants ou prédire l’évolution des épidémies.

« L’an dernier, lors de tests préliminaires, nous avons pu détecter le virus de la grippe juste avant la saison, dit Carlo Ratti. Ça a suscité beaucoup d’enthousiasme. »

Après des tests au MIT, le projet Underworlds se déplacera au Koweït, où des analyses à grande échelle seront effectuées.

« Nous n’en sommes pas là, mais on peut penser qu’un jour, nous aurons des toilettes intelligentes qui analyseront nos rejets et détecteront les virus avant même que nous tombions malades », dit M. Ratti.

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