Je veux mourir à 69 ans

Je vais dire quelque chose de rigoureusement épouvantable, quelque chose qui ne se dit pas. Vous êtes libres d’aller lire une chronique sur la séparation de Marie Mai immédiatement si vous le voulez, il doit bien y en avoir une quelque part.

Donc, David Bowie est mort à 69 ans. Cancer.

Et je trouve que c’est un bel âge pour mourir, 69 ans.

Voilà, c’est dit. Je veux mourir à 69 ans.

Oui, oui, bien sûr, l’espérance de vie est de 78,3 ans pour le Canadien que je suis. Ce serait 83 pile-sans-virgule si j’étais canadienne, ce que je ne suis pas et ne prévois pas être prochainement.

Mais pendant qu’on se pâme sur les bonds prodigieux que les découvertes médicales et hygiéniques ont fait faire à l’espérance de vie en Occident, on se met un peu, beaucoup la tête dans le sable sur la qualité des dernières années de vie.

Car quelle est l’espérance de vie en santé (oui, il existe un tel concept) moyenne, au Canada  ?

Pour une femme, 71,2 ans.

Pour un homme (tadam  !), 68,9 ans, ce qui est à peu près 69 ans, une fois arrondi.

Donc, un homme vivant en ce pays peut espérer vivre en moyenne jusqu’à 69 ans avant que les morceaux ne se mettent à tomber, avant que la tête de moteur ne doive être changée, avant que le réservoir d’huile ne souffre d’incontinence, que sa direction ne soit irrémédiablement ankylosée…

Mais on n’y pense jamais à ça, à la qualité de vie. Car aussi vrai que l’être humain est calibré pour ne pas trop penser que sa présence sur Terre a une fin, nous sommes programmés pour ne pas imaginer les naufrages de la vieillesse.

Quand on pense aux vieux, c’est comme s’ils avaient toujours été vieux. Comme s’ils avaient toujours habité les Résidences Soleil. Les vieux, c’est les autres.

Mais non, ils ont jadis été aussi forts que vous et moi, aussi alertes que vous lors de votre présentation de bilan annuel, aussi beaux que Jean-Philippe Wauthier. Les vieux, c’est nous, mais on ne veut pas penser à ça.

À 69 ans, tu n’as pas encore subi les affres de la vieillesse. C’est un bel âge pour partir, je trouve, subitement si possible, bien sûr. Ou lentement, mais de préférence en tournant des vidéoclips jusqu’à la fin comme Bowie…

Mes parents sont tous deux morts de cancer dans le premier versant de leur cinquantaine, et c’est épouvantable de partir si jeunes, de les perdre si jeunes : je le porte encore. Mais pour le trépassé, je ne vois pas d’injustice. Il y a peut-être même – je vais encore dire quelque chose de pas disable – des avantages, tiens…

Ma mère n’aura jamais su ce que c’est de n’avoir qu’un seul bain par semaine, dans son CHSLD. Mon père ne vivra jamais l’embarras de me cacher qu’il aurait bien besoin de couches, malgré les odeurs difficiles à expliquer…

Et je ne les verrai jamais dépérir.

Bon, c’est un peu dark, mon affaire, j’en conviens, mais j’ai une bonne excuse : je suis en train de lire Being Mortal, du chirurgien-auteur américain Atul Gawande, un essai sur les dernières années de vie de nos conditions d’êtres mortels. Gawande met dans le malaxeur de sa créativité des notions de biologie, de gériatrie, de sociologie et d’histoire, il y saupoudre des anecdotes finement choisies et voilà, ça donne Being Mortal, ça donne un fantastique portrait de ce qu’est la vieillesse à notre époque. Fantastique ? OK, fantastique ET déprimant…

Constat numéro un : la gériatrie est un des parents pauvres de la médecine, ce qui est une mauvaise idée quand un pays produit des vieux à la pelle.

Constat numéro deux : les résidences pour vieux sont parfaitement adaptées aux besoins de tout le monde – les administrateurs, les infirmières, les enfants des résidants, le système qui les finance – … sauf des vieux eux-mêmes.

« Cet endroit où la moitié d’entre nous passeront une année ou plus n’a jamais été conçu pour nous », constate Gawande, en décrivant la morosité standardisée de ces mouroirs où la vie privée, le fun et l’insouciance foutent le camp. « On penserait que les gens se seraient rebellés. On penserait qu’ils auraient déjà brûlé ces maisons. Nous ne l’avons pas fait, car nous avons de la difficulté à imaginer une solution de rechange. Nous n’avons pas eu l’imagination pour imaginer autre chose. »

Le naufrage de la vieillesse, amplifié par un déficit d’imagination. Que j’aime cette image. La vieillesse, parfaitement synchro avec les autres phases de l’organisation de nos vies : minées par un déficit d’imagination.

Bref, 69 ans, disais-je. Je viens d’avoir 44. M’en reste 25, pas le temps de niaiser.

MARIE MAI

Je me présente, je m’appelle Patrick Lagacé.

Je suis chroniqueur à La Presse.

Et je n’ai pas d’opinion sur la séparation de la jeune chanteuse Marie Mai.

Je sais, je suis un excentrique.

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