Opinion

Le projet GNL Québec, bon pour l’économie ?

À titre d’économistes et chercheurs en économie, nous souhaitons aujourd’hui partager certains constats concernant le projet GNL Québec, qui comprend un gazoduc de 750 km (nommé Gazoduq) de même qu’une usine de liquéfaction et des installations portuaires situées dans la région de Saguenay (volet nommé Énergie Saguenay).

Contrairement à ce que prétend son promoteur, le gaz transporté par ce pipeline pourrait bien remplacer du gaz conventionnel plus propre ou de l’électricité de source renouvelable, et ainsi augmenter les émissions globales de GES, tandis que les emplois promis dans les régions visées par le projet ont toutes les chances d’aggraver encore davantage la pénurie de main-d’œuvre vécue actuellement.

Le marché de l’énergie et les GES

Il existe un consensus ferme au sein de la communauté des économistes à l’effet que les changements climatiques représentent une menace sérieuse à la stabilité économique mondiale. De la Banque mondiale à l’OCDE, en passant par la Banque du Canada et jusqu’à l’Association des économistes québécois, tous s’entendent sur le fait que les changements climatiques nécessitent une réponse immédiate, sans quoi nos systèmes économiques pourraient être déstabilisés par des événements météo extrêmes qui affecteront (et affectent déjà) notre niveau de vie. Dans ce contexte inédit d’urgence climatique, et compte tenu que 80 % des réserves mondiales prouvées d’hydrocarbures devront rester sous le sol pour limiter le réchauffement climatique à un seuil sécuritaire, tout nouveau projet d’infrastructures dont l’objectif est de faciliter le transport, la production et la consommation de combustibles fossiles devrait être examiné avec la plus grande précaution. Les infrastructures que nous construisons aujourd’hui sont celles que nous aurons pour les 40 à 50 prochaines années.

Les promoteurs du projet estiment, d’après un scénario de marché non entériné par le Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG), que le gaz viendra remplacer des énergies plus polluantes comme le charbon, en Europe et en Chine. Ainsi, on parlerait de réductions globales de GES de l’ordre de 28 Mt éqCO2/an. Nous jugeons cette estimation non crédible. D’une part, hormis les incertitudes importantes liées au bilan carbone du gaz non conventionnel, et en particulier aux fuites de méthane (nous nous en remettons à la lettre de 150 scientifiques de juin dernier), les perspectives de substitution avancées ne sont pas étayées par des données probantes, ce qu’a d’ailleurs fait remarquer l’Agence canadienne d’évaluation environnementale.

Rien ne garantit que le gaz exporté ne vienne pas remplacer du gaz conventionnel, plus propre, ou même de l’électricité de source renouvelable.

D’autre part, la construction d’un gazoduc d’une capacité nominale de 51 millions de mètres cubes par jour, un volume significatif dans le contexte énergétique canadien, allégera la structure de coûts des producteurs gaziers de l’Alberta, fournissant des perspectives de rendement accrues qui faciliteront l’accès aux capitaux et augmenteront l’investissement et, ultimement, les niveaux de production. Un déplacement haussier de la courbe d’offre aura pour effet d’augmenter non seulement la quantité produite, mais aussi la quantité de gaz consommée. Il existe également un risque tangible qu’une fois Gazoduq construit, le tracé ainsi dégagé encourage la construction d’un oléoduc similaire à Énergie Est, un projet clairement rejeté par les Québécois.

Par ailleurs, advenant qu’une centrale au charbon quelque part en Europe soit effectivement convertie au gaz de GNL Québec, il est erroné de simplement rayer de manière comptable les émissions liées au charbon, comme font les promoteurs. Dans ce scénario d’offre énergétique accrue, selon le prix du carbone et la réglementation sur les GES dans les pays tiers, le prix du charbon subira une pression baissière et les producteurs tenteront de trouver de nouveaux débouchés pour leur produit. De telles analyses ont d’ailleurs été réalisées avec un niveau raisonnable de certitude dans le cadre de l’examen du pipeline Keystone XL aux États-Unis et dans le cadre d’Énergie Est. Malheureusement, malgré des demandes formulées par certains d’entre nous, le ministre de l’Environnement Benoit Charette a choisi d’exclure du mandat du BAPE les impacts en amont et en aval sur le marché de l’énergie.

Quelles retombées économiques ?

D’après les promoteurs, l’usine de liquéfaction générera 6000 emplois directs et indirects pendant la construction, puis 1100 emplois par la suite (les estimations pour Gazoduq ne sont pas disponibles). Or, ces retombées appréhendées doivent être remises dans leur contexte. Selon plusieurs estimations, la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean est présentement en situation de pénurie de main-d’œuvre, avec un taux de chômage moyen en 2019 de 5,4 %, un creux historique. La Commission de la construction du Québec indique que le mois dernier, plus de la moitié des 25 métiers de la construction étaient en état de pénurie dans la région. Rio Tinto a récemment dû forcer des arrêts de production en raison de la pénurie, et Résolu devra remplacer au cours des prochaines années de 30 % à 40 % de sa main-d’œuvre approchant la retraite, soit 800 employés.

Dans ce contexte, les emplois promis dans la région seront comblés presque exclusivement par des employés venant de l’extérieur de la région, ou par des employés quittant leur emploi actuel pour travailler à la construction du complexe gazier, aggravant la situation de pénurie.

Les retombées locales doivent donc être relativisées, d’autant plus que les excédents réalisés lors de l’exploitation du complexe gazier ne seront pas redistribués localement, mais seront plutôt rapatriées dans des sociétés d’investissement établies aux États-Unis. Une situation quelque peu particulière compte tenu que le projet sera admissible au rabais d’électricité d’Hydro-Québec, représentant une subvention indirecte d’au moins 43 millions de dollars sur six ans. C’est 7 millions de plus que les 36 millions que Gazoduq entend offrir, sur la durée de vie du projet, aux communautés du Québec et de l’Ontario touchées par le passage du pipeline.

Bien entendu, à moyen et long termes, la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, tout comme l’ensemble des régions du Québec, a besoin de projets économiques structurants. Les pouvoirs publics devraient travailler à propulser des créneaux d’avenir comme ceux de l’aluminium à anodes inertes, qui n’émet pas de GES, ou encore de la biomasse forestière. De telles avenues nous semblent nettement plus prometteuses pour l'économie du Québec et de ses régions, en plus d’être en cohérence avec la nécessaire transition à opérer.

* Signataires : Abdoulaziz Alguima, professeur d’économie, cégep de l’Abitibi-Témiscamingue ; Alejandra Zaga Mendez, doctorante en économie écologique, UQO ; Anabelle Lamy, économiste ; Anyck Dauphin, économiste et professeur au département des sciences sociales, UQO ; Antoine Genest-Grégoire, économiste et étudiant doctoral, Université Carleton ; Bengi Akbulut, professeure d’économie écologique, Université Concordia ; Billal Tabaichount, M.Sc. Économie écologique ; Carol Frenette, professeur d’économie, cégep de l'Abitibi-Témiscamingue ; Chloé L'Ecuyer-Sauvageau, doctorante en économie écologique, UQO ; Eric Miller, économiste et chargé d’enseignement, Université York ; Eric Pineault, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement, UQAM ; Erik Bouchard-Boulianne, économiste ; François Delorme, chargé d’enseignement au Département de sciences économiques, Université de Sherbrooke ; Hamidou Zanre, économiste ; Hugo Morin, économiste et chargé d’enseignement à l’ENAP ; Ismaël Choinière Crèvecoeur, économiste ; Jean-Michel Goulet, économiste ; Jean-Pascal Dumont, MBA et économiste ; Jérôme Dupras, professeur, UQO et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique ; Julien McDonald-Guimond, économiste ; Laurent Da Silva, économiste; Marguerite Mendell, économiste, professeure distinguée émérite, Université Concordia ; Marie-Pier Descôteaux, économiste ; Martin Leblond-Létourneau, économiste ; Martin St-Denis, conseiller et économiste, MCE Conseils ; Mathieu Perron-Dufour, économiste et professeur au département des sciences sociales, UQO ; Maxime Gaboriault-Boudreau, agent de recherche en économie et économétrie spatiale ; Normand Perreault, économiste; Oualid Moussouni, doctorant en économie, UQAM ; Peter G. Brown, professeur au département des sciences des ressources naturelles, à l’École d’environnement et au département de géographie, Université McGill ; Pierre-Antoine Harvey, économiste ; Pierre-Loup Beauregard, étudiant diplômé en économie, Queen's University ; Renaud Gignac, économiste et avocat ; Robert Laplante, chercheur en économie; Simon Lord, économiste ; Simon Tremblay-Pepin, politologue et économiste, professeur à l’Université Saint-Paul ; Tom Green, Ph.D. en économie écologique ; Vanessa Desrosiers, finissante en agroéconomique et professionnelle de recherche en économie et commerce ; Vanessa Robitaille, M.Sc. Économie ; Vijay Kolinjivadi, stagiaire postdoctoral en économie écologique, UQO.

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