OPINION

SLĀV ET KANATA
Suite d'une saga sur le privilège blanc

Il y a quelques semaines, les événements entourant l’annulation du spectacle SLĀV de Robert Lepage m’ont poussé à écrire pour poser la nécessité d’un questionnement sur le privilège blanc au Québec.

Deux points centraux ressortaient des interventions et commentaires que j’ai reçus, et des discussions auxquelles j’ai participé. 

D’abord, l’histoire ne pourrait pas être sujette à une « appropriation culturelle », constituant un patrimoine universel, vidant l’appropriation culturelle de son sens dans cette situation. Ensuite, la question de la race serait un leurre, et les minorités pécheraient par leur « racialisme ».

Je profite de la présente conjoncture, et de l’annulation de la pièce Kanata, toujours de Robert Lepage, pour discuter de la question du privilège, de l’histoire et de l’appropriation culturelle.

En 2007, le Royaume-Uni célébrait le bicentenaire du Slave Trade Act de 1807, qui mettait un terme à la traite des esclaves dans l’Empire britannique et signalait ainsi le début de la fin de cet ignoble commerce. Les célébrations de 2007 ont toutefois largement oublié de noter le rôle de front de l’Angleterre dans ce commerce pendant un siècle et demi, comme plus grande nation esclavagiste. Aucun mea culpa n’a été prononcé quant à la grande « mission civilisatrice » de l’Empire, de ses étendues canadiennes jusqu’au découpage du continent africain.

Cette politique perpétuait une vision racialiste du monde alors que l’esclavage avait officiellement été déclaré illégal en 1833 par le Slavery Abolition Act. Cette vision, largement acceptée en Europe et en Amérique à l’époque et « scientifiquement » soutenue par un ensemble de théories sur le déterminisme racial, proposait que l’homme blanc était plus avancé que les autres « races » ou « nations » et devait ainsi les civiliser. Une « fine » mouture bien paternaliste de cette mission existait dans les lois Jim Crow aux États-Unis et dans la Loi sur les Indiens ici au Canada.

En 2007, toutefois, on oublie tout ça. C’est l’abolitionnisme qui est célébré, et pour bonne cause ! Par ce fait même, toutefois, c’est une histoire de souffrance qui, sans pour autant être effacée, est mise de côté sans aucune responsabilisation par son auteur principal. L’Angleterre s’approprie l’histoire de l’esclavage et en célèbre ses héros, les abolitionnistes de premier plan, sans pour autant mettre en cause son gouvernement lui-même qui était au cœur du commerce triangulaire qui amenait des Africains aux plantations américaines.

Choisir sa vision de l'histoire

Le privilège, ce « sac à dos invisible » dont je parlais dans mon dernier texte sur le sujet, ces avantages et ce statut social favorisé qu’ont certains groupes sociaux généralement majoritaires et blancs permettent à celui qui est privilégié de choisir sa représentation dans la société, et celle des autres. Il permet aussi de choisir la représentation que l’on veut donner aux événements historiques, aux événements que l’on veut mettre de l’avant et ceux que l’on veut taire.

Par exemple, un autochtone et un soldat canadien se représenteraient la crise d’Oka d’une manière différente, autant qu’un Canadien (blanc) francophone ou anglophone se représenterait la crise d’octobre 1970 et les deux référendums d’une manière différente. Toutefois, ces deux événements sont soumis à une vision uniforme, rarement remise en cause; on parle d’une « crise d’Oka » et pas de revendications territoriales, on parle « d’échecs référendaires » et du FLQ, et beaucoup moins « d’union canadienne » et de « terroristes québécois ». Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de remise en cause, mais plutôt que l’histoire est racontée de façon universelle et que le privilège d’un groupe par rapport à un autre permet de choisir cette narration au détriment du groupe moins privilégié.

De la même manière, SLĀV s’appropriait un héritage et une douleur historique propres aux victimes de la traite atlantique en minorisant sur scène le rôle des descendants de ceux qui ont souffert, leur refusant de raconter leur propre histoire et leur vision des faits.

SLĀV, c’était la possibilité pour un Blanc de raconter comme il le voulait une trame narrative historique.

De la même manière, Kanata présentée par des Blancs qui allaient « jouer aux Indiens » devant un auditoire français allait permettre à des Blancs de raconter les rapports entre Blancs et autochtones sans que ces derniers soient conviés à la table ou à s’exprimer sur scène. On extirpe une histoire de certains de ses acteurs et on laisse l’autre côté la raconter dans son entièreté…

Sans crier à l’appropriation, quelque chose cloche, non ? Est-ce que ce genre d’histoire, mais à la narration et au jeu scénique inversé, se produirait sur les grandes scènes ? De la même manière, une pièce sur la rébellion des patriotes de 1837-1838 présentée en anglais à Londres par des acteurs britanniques en aurait fait grincer plusieurs. De la même manière, une histoire de l’esclavage en Angleterre présentée par le gouvernement britannique ne parle en majeure partie que du rôle de l’Empire dans l’abolition de la traite atlantique. Histoires de privilèges…

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.