Chronique

Si le ministre savait compter

En entrant dans le local de L’Atelier des lettres, j’ai reconnu quelques visages. Yannick, Francine, Guido, Stéphane… Des adultes qui ont eu le courage de surmonter la honte pour entreprendre des démarches d’alphabétisation dans ce centre d’éducation populaire du Centre-Sud.

Je les avais rencontrés il y a quatre ans pour un évènement heureux : le lancement d’un livre qui raconte leur parcours. Un projet audacieux, né dans la tête de Yannick, un jeune homme qui revient de loin. Rescapé d’une enfance difficile, Yannick s’était toujours imaginé qu’il savait lire. Jusqu’au jour où il a accepté qu’il ne savait pas mais que l’histoire n’avait pas à s’arrêter là. Il était capable d’apprendre et même de mener à terme les projets les plus fous.

J’ai revu Yannick la semaine dernière dans des circonstances moins joyeuses : les six centres d’éducation populaire de Montréal, qui font un travail remarquable auprès de 6000 familles défavorisées depuis près de 40 ans, sont menacés de fermeture, victimes des compressions du gouvernement Couillard. Une menace qui met Yannick en colère.

« Nous, on crée des affaires qui sortent de l’ordinaire, dit-il. On a la fierté d’avoir accompli quelque chose. Mais j’ai l’impression qu’un beau matin, on va arriver et il y aura la clé dans la porte. C’est dommage. C’est de l’hypocrisie. C’est comme si on avait toujours un bloc de béton sur la tête. Comme si on attendait que l’on soit à terre. »

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Jusqu’à l’an dernier, la Commission scolaire de Montréal logeait gratuitement les centres d’éducation populaire (CEP), même si elle ne recevait aucun financement de Québec pour le faire. Mais avec les compressions, il devenait impossible de continuer à les soutenir financièrement.

Le ministère de l’Éducation a octroyé 600 000 $ de plus aux CEP cette année pour éviter qu’ils ne ferment leurs portes. Mais il refuse de s’engager à assurer leur survie à long terme. Il demande plutôt aux CEP de mettre sur pied un « plan d’affaires » d’ici le 31 octobre afin de prouver qu’ils peuvent récolter les 750 000 $ par année nécessaires à leur survie.

Comment trouver une telle somme lorsqu’on travaille auprès des populations les plus pauvres d’entre toutes ? Taxer la soupe populaire ? Couper dans le salaire d’employés qui sont déjà au salaire minimum ? Faire payer les bénévoles qui tiennent ces centres à bout de bras ?

Pourquoi ne pas se tourner vers le privé ? Le fait est que la moitié du financement des CEP vient déjà du privé. Ils ont bien essayé d’en récolter davantage. En vain. Les temps sont durs. Même si tout le monde reconnaît que les CEP font un travail admirable, même si une étude de l’UQAM* montre que leur mission est essentielle au maintien du tissu social de Montréal, leur cause n’est pas la plus sexy qui soit. Les pauvres, ce n’est pas vendeur.

Les CEP pourraient sans doute trouver du financement à la Ville de Montréal. Car s’ils ferment, c’est elle qui héritera d’une partie de la facture. Un CEP en moins dans un quartier défavorisé, cela signifie plus d’itinérance, plus de travail pour le SPVM… Mais jusqu’ici, même si le maire Coderre dit appuyer la mission de ces centres, même s’il a fait de la lutte contre l’itinérance une priorité, l’aide financière n’a pas suivi. Pourquoi ? Personne au bureau du maire n’a répondu à mes appels à ce sujet.

Cela dit, bien que l’on puisse reprocher à la Ville de ne pas en faire assez, il faut rappeler que la mission des centres d’éducation populaire relève d’abord et avant tout du ministère de l’Éducation. Ces centres rejoignent les gens les plus vulnérables de la société. Des gens tombés dans les craques du système. Leur mission est reconnue par l’UNESCO comme un des piliers essentiels de l’éducation des adultes. Elle est aussi reconnue par la Loi sur l’instruction publique.

Pourquoi alors le ministère de l’Éducation ne les soutient-il pas ? « On les soutient déjà », répond Julie White, attachée de presse du ministre François Blais, en précisant que le ministère verse en moyenne 95 000 $ par année à chacun des CEP pour accomplir sa mission de base, qu’il a accepté d’aider les CEP durant cette « année de transition » et dans l’élaboration d’un nouveau « plan d’affaires ».

Malheureusement, les CEP ne sont pas exactement des PME. Sans soutien adéquat de l’État, ils sont condamnés à disparaître. Est-il normal que des organismes qui permettent à des gens de sortir de la précarité aient eux-mêmes un statut aussi précaire ?

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Martine Fillion, la coordonnatrice de L’Atelier des lettres, qui enseigne depuis 25 ans à des naufragés du système, est très inquiète. Elle sait que pour ses protégés, sa salle de classe n’est pas une salle comme une autre. C’est un point d’ancrage au cœur d’un des quartiers les plus pauvres de Montréal. Dans le même édifice, il y a des cuisines collectives, du dépannage alimentaire, un comité de logement, des ateliers d’art…

Certains frappent à la porte du CEP parce qu’ils ont faim. Ils réalisent qu’ils peuvent trouver dans le même édifice beaucoup plus qu’un bol de soupe. Il y a là tout ce qu’il faut pour se prendre en main. Des cours accessibles, une famille, une épaule, des conseils, de l’espoir…

La fermeture des CEP entraînera peut-être des économies de bouts de chandelles à court terme. Mais combien de millions en fonds publics à long terme ? Combien de gens condamnés à l’itinérance ? Combien de naufragés dans les portes tournantes des salles d’urgence ? Combien de vies gâchées ?

« Si ça ferme, je ne vais nulle part », m’a dit Francine, qui fréquente le CEP de Centre-Sud depuis plus de 10 ans. Avant de participer à L’Atelier des lettres, elle était incapable de lire le nom des stations de métro. Aujourd’hui, elle sait enfin où elle va. Pour peu qu’on lui permette d’aller quelque part.

En écoutant Francine, j’ai repensé à cette phrase qu’elle avait lancée en riant quand je l’avais rencontrée la première fois. « Mon père ne savait ni lire ni écrire, mais il savait compter en tabarnak ! »

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que si le ministre de l’Éducation savait vraiment compter, il aurait compris qu’investir dans l’éducation de ses citoyens les plus démunis n’est pas une dépense, mais un investissement obligatoire pour l’État. Les abandonner coûtera beaucoup plus cher.

*La pertinence des Centres d’éducation populaire de Montréal, de Paul Bélanger, Anouk Bélanger et David Labrie-Klis, UQAM, Service aux collectivités, 2014

LES CENTRES D’ÉDUCATION POPULAIRE À MONTRÉAL

6 centres

250 employés

1200 bénévoles

24 groupes communautaires résidents

6000 familles pauvres desservies

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