Le jour de Rabii

Castrer le clavier

Y a des matins où je me lève de très mauvaise humeur. Quand ça arrive, j’annule toute activité impliquant d’autres humains et je reste chez moi à m’endurer moi-même.

Aujourd’hui est une de ces journées. Je pourrais placer mille mots approximatifs sur mon humeur du moment, mais je vais laisser à la grossièreté le devoir d’illustrer ce que la rectitude ne peut exprimer qu’avec un sourire en coin gêné : je suis en tabarnak.

Je suis allé courir et j’ai mangé des bonbons et du chocolat. Rien à faire. J’écris ça et je retourne me coucher.

Je pense que la technologie avance plus vite que les esprits. Dans un escalier de métro, la technologie est à gauche, elle ne s’arrête jamais de monter, d’avancer. La sociologie, elle, s’est sacrée à droite pour pouvoir continuer de gosser après son cell.

On est en retard sur nos propres outils. L’être humain est désormais un anachronisme dans le monde qu’il s’est lui-même bâti. Un potentiel dormant. Un babouin inachevé à qui on donne le Bras canadien et qui se gratte le cul avec.

Je ne te parle pas d’anachronismes banals qui vont disparaître quand la logique aura fait son travail. Comme les policiers qui pointent encore du radar en cette ère de géolocalisation.

Ou encore de devoir se déplacer tous les matins pour aller travailler de 9 à 5 à l’ère de Skype. Je sais, je sais ; l’infrastructure qu’est le bureau moderne n’est rien de plus qu’une garderie déguisée où l’on a substitué le biberon par une machine à café.

Je digresse. Quand je te parle d’anachronismes, je te parle du match de boxe où, avant chaque round, on a encore, en 2016, une probablement pas candidate à la maîtrise qui se shake le carton.

Je sais, je sais, on a des panneaux d’affichage. Pas grave, on veut une fille à poil pareil.

Je parle aussi de la Loi, qui n’est pas encore à jour avec l’utilisation que font les imbéciles de la technologie.

J’ai passé une bonne heure à écouter la nouvelle radio en ligne de Radio-Canada. La plateforme est amusante.

Je suis rarement fâché quand j’écoute la radio. Mais là, oui. Dans un segment, on parlait d’insultes que certaines personnalités publiques femmes reçoivent. On leur souhaite de se faire violer, de mieux se faire baiser. D’excaver le sable qui assiège leur vagin.

Édifiant.

Ce qu’il y a d’irréel, d’extraordinaire, c’est que ça se passe ici, en Occident, au Québec.

Je n’y trouve pas d’excuse. Si on vivait et évoluait dans un pays en développement, où l’accès aux outils éducatifs était restreint, je comprendrais. Mais ce n’est pas le cas, l’information – et indirectement, l’éducation – est accessible et parfois même gratuite.

Ceci étant établi, t’as pas le droit d’avoir une connexion internet et de quand même rester un colon.

Les trois personnalités disaient déjà avoir porté plainte à la police après avoir reçu des messages sans bon sens. Mais pas de résultats concluants.

J’en viens à me demander pourquoi notre logique sociale reconnaît avec aisance les dommages matériaux qu’un conducteur peut causer en étant négligent, mais qu’on minimise encore les dommages moraux et psychologiques qu’un internaute peut causer par sa méchanceté.

Je crois aussi que, de la même façon qu’on suspend un permis de conduire et qu’on révoque le privilège d’un citoyen, on devrait pouvoir suspendre le droit d’exister virtuellement d’un internaute violent de ses mots.

Une castration numérique, si on veut.

Bien sûr, s’il y a action, dommage et intention.

Également, la nature de l’insulte diffère selon le sexe. J’en reçois aussi, des messages de gens qui n’aiment pas ce que je fais, mais souvent, ils ne font référence qu’à mon contenu, pas à mon pénis.

Mes collègues femmes, lorsque interpellées par certains commentateurs de salon, voient critiqués leur sexe, leurs vêtements, leur maquillage, leur coupe de cheveux.

Moi, jamais. Juste mon contenu, même s’il m’arrive parfois de m’habiller comme une poubelle à la télé.

Mes collègues reçoivent des messages où on les traite de putes. Personne ne m’a jamais traité de pute, même si je peux en être une grosse.

J’en reçois, des messages d’insultes. Des gens qui remettent en question mes compétences. Des fois je ne réponds pas, des fois je prends le temps.

Je prends le temps d’expliquer que j’écris 15 000 mots par semaine. Que je sais écrire un bon texte, une bonne chronique ou un bon numéro. Que c’est mon métier. Que je fais juste ça.

Que je fais tellement juste ça que j’ai un gérant. Et un agent. Et quelqu’un qui fait mon horaire. Et quelqu’un qui s’occupe de mes réseaux sociaux. Et quelqu’un qui m’accompagne dans mes entrevues.

Je prends le temps d’expliquer que ces gens seraient un peu caves et irrespectueux de leur temps pour s’investir dans une personne qui ne fait qu’écrire si cette personne n’est pas un tant soit peu pas pire.

Je prends le temps de répondre en trou de cul arrogant que je peux être. Des fois, ça prend une minute, trois, cinq, dix, on s’en fout. L’important, c’est qu’après, je passe à autre chose.

Je règle dans le virtuel ce qui restera probablement dans le virtuel. Pas une seconde je n’ai peur pour ma sécurité ou pour mon intégrité physique.

Certaines de mes collègues ont supprimé la fonction messagerie de leur page publique. D’autres ont carrément supprimé la page. Trop de méchanceté. Trop de haine. Et trop de peur, aussi.

Et là se trouve une importante différence : un gars va rarement avoir peur. Je parle en mon nom, bien sûr, pas au nom de tous les gars.

Mes dates de spectacles sont publiques, je publie des photos de chez moi, d’où j’habite. Mes collègues femmes, non. Moi, quelqu’un qui veut vraiment me trouver peut me trouver.

Ça ne me stresse pas. Un gars ne stresse jamais avec ça. Un gars dort toujours mieux. Pire scénario, soit je sacre une volée soit je me fais sacrer une volée. Et si ça me tente pas, je m’assois dessus. C’est lourd sur une colonne vertébrale, 190 livres.

Je sais que pour les deux sexes, les probabilités que se transpose dans le réel la violence virtuelle sont moindres. Je sais aussi que la peur est souvent une menteuse. Mais seul un sexe a le luxe de prendre la chance.

On soupire en écoutant les témoignages de femmes autochtones. On s’indigne devant la manière dont on traite la femme en Arabie saoudite. On est dégoûtés par les histoires de viols collectifs en Inde.

Comme si on était tant mieux.

Pour paraphraser Michael Jackson : ça commence avec le colon dans le miroir.

Et celui qui m’écrit des bêtises, je m’assois dessus.

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