Chronique

Avez-vous encore faim ?

On est arrivées au 4e étage, j’étais avec Sophie (nom fictif). Sa mère habite dans ce CHSLD-là depuis quatre ans, elle souffre d’alzheimer, ça fait longtemps qu’elle ne sait plus qui est Sophie.

Il était 11 h 25, elle était encore dans son lit. Depuis 21 h la veille.

Deux préposés se sont précipités dans sa chambre, Sophie n’était pas contente. « On était rendus à votre mère, on la fait tout de suite. » La « faire », ça veut dire changer sa couche, la débarbouiller, enlever son pyjama, lui enfiler un vêtement propre et l’asseoir dans son fauteuil roulant.

Quelques minutes après, ils l’ont emmenée dans la salle à manger, juste à temps pour le dîner. Sophie n’a jamais pu savoir si sa mère avait déjeuné, elle ne peut pas lui demander « et puis, maman, c’était comment, le déjeuner ? » Elle a demandé au préposé qui avait « fait » sa mère, il ne savait pas.

Sophie vient faire manger sa mère tous les midis et tous les soirs depuis quatre ans. Elle lui donne en prime un bain par semaine.

Je connais Sophie par une amie et collègue du journal qui m’a parlé d’elle, de la façon dont elle prenait soin de sa mère, tous les jours, même si sa mère ne la reconnait plus. Sophie m’a invitée mercredi à venir voir sa mère sur l’heure du midi. Elle lui avait apporté un pouding au caramel, son préféré.

Des charriots sont arrivés, de beaux charriots flambant neufs, technologie dernier cri ; une moitié du plateau est gardée au chaud, l’autre moitié, au froid. La moitié chaude est tellement chaude que les préposés prennent une serviette dans une main pour saisir ce côté-là du plateau.

Les couvercles des bols de soupe en sortent fondus.

Et là, les préposés déposent les repas devant les résidants en leur criant : « Attendez un peu avant de manger, c’est chaud ! »

À cette mise en garde, la dame à côté de nous a répondu l’air intrigué : « Quoi, un chat ? » La préposée était déjà partie avertir un autre résidant que c’était chaud. La dame était assise sur sa chaise, son assiette sur les cuisses, elle a mis la cuillère dans sa bouche, l’a sortie tout de suite en faisant une grimace.

Elle venait de comprendre.

Puis, la dame a échappé sa cuillère, ne savait plus où elle était ni même si elle avait déjà eu une cuillère. Elle s’est mise à manger avec ses mains. J’ai dit ça à Sophie, elle est allée lui redonner sa cuillère. La dame a aussi échappé son verre d’eau, n’a pas bu du repas. Comme bien d’autres.

Une autre dame, plus loin, n’a pas touché à ses trois buttes de mou ; elle les a fixées pendant tout le repas. Une préposée s’est approchée. « Avez-vous encore faim ? » La dame n’a pas répondu. « Non ? » La préposée est repartie avec le plateau, la dame est allée faire les 100 pas dans le corridor.

Pendant ce temps-là, Sophie nourrissait patiemment sa mère, une bouchée à la fois, en commençant par lui expliquer ce qu’il y avait dans la cuillère. Pour l’aider à avaler, elle lui flattait le devant du cou.

Pour lui faire plaisir, elle lui flattait les cheveux.

Sa mère était de belle humeur ce midi-là, elle me regardait avec ses beaux yeux bleus en esquissant un sourire un peu vague. Elle a fait un clin d’œil à Sophie. « Tu m’as fait un clin d’œil, maman ? Ça faisait longtemps… Te rappelles-tu comment tu me faisais des clins d’œil ? Tu n’arrêtais pas… »

Pendant une seconde, Sophie a cru que sa mère l’avait reconnue.

Puis, elle lui a donné une petite bouchée, moitié brocoli, moitié dinde, pendant que les neuf préposés se fendaient en quatre pour nourrir les autres bouches. Il y a une soixantaine de résidants à l’étage, 80 % ont des troubles cognitifs, les plus chanceux sont capables de porter seuls la cuillère à leur bouche.

S’ils sont assez rapides, ils peuvent se rendre au dessert. À voir le nombre de desserts intacts quand les plateaux sont revenus dans le charriot, je présume que plusieurs ont été pris de court. Sophie a récupéré une compote qui avait l’air délicieuse, en a donné une bouchée à sa mère, qui a fait signe du regard que c’était succulent.

« C’est bon, hein, mon lapin ? »

Le préposé qui avait « fait » sa mère est revenu voir Sophie, lui a dit qu’il la « ferait » plus tôt à l’avenir. « Quand il y a une demande, on y répond. » C’est une bonne et une mauvaise nouvelle : la majorité des gens n’ont personne qui fait des demandes pour eux.

Le temps que Sophie passe au 4e, les préposés n’ont pas besoin de s’occuper de sa mère, Sophie donne même un coup de main parfois. Elle n’hésite jamais à leur indiquer ce qui ne va pas. « Je suis là, je vois tout. Quand il y a quelque chose qui ne marche pas, je le dis. Ils me trouvent tannante, des fois… »

Quand la mère de Sophie est arrivée au 4e, elle avait des souliers orthopédiques, des lunettes, des appareils auditifs et une prothèse dentaire. 

«  Ils ont tout perdu. J’ai retrouvé les souliers orthopédiques dans les pieds d’une autre madame et les dents dans un verre d’eau dans une autre chambre. »

— Sophie, dont la mère habite dans un CHSLD 

Elle n’a jamais retrouvé les lunettes ni les appareils.

Ma présence n’est pas passée inaperçue, on ne voit pas beaucoup de nouveaux visages au 4e. J’ai remarqué les regards furtifs des employés qui se demandaient ce que je faisais là. Quelqu’un a appelé « en haut », deux dames ont débarqué au 4pour savoir quelles étaient mes « intentions », si j’étais venue comme « journaliste ou non ».

C’est un drôle de métier, journaliste, on l’est tout le temps. On observe, on regarde et on raconte quand il y a quelque chose à raconter.

Je suis revenue au bureau une heure plus tard, mon téléphone a sonné, la fille des communications du CSSS de la Vieille-Capitale au bout du fil voulait savoir ce que j’étais allée faire au CHSLD Saint-Antoine. Je lui ai dit que les nouvelles allaient vite. Elle a répété sa question, je lui ai expliqué que j’étais allée voir Sophie et sa mère.

 – Vous allez écrire un texte dans le journal ?

 – Je ne sais pas encore.

La dame s’est mise à me faire la leçon comme quoi j’aurais dû passer par les communications avant de me pointer au CHSLD. Ils aiment mieux ça quand on s’annonce, ils envoient un chaperon qui nous suit comme un chien de poche. Je n’ai jamais fait ça dans les autres CHSLD que j’ai visités avant, ça n’a jamais posé problème.

Pendant ce temps, une autre dame aux communications appelait le rédacteur en chef du journal pour lui servir la même leçon.

J’ai rappelé pour les aviser que j’écrirais, finalement. J’ai demandé une entrevue avec quelqu’un qui pourrait m’expliquer ce que j’avais vu. Julie Gilbert, conseillère-cadre à l’hébergement, coordonne les services offerts dans les huit CHSLD du CSSS. Je lui ai demandé comment la mère de Sophie avait pu rester plus de 14 heures dans son lit. « Je ne peux pas vous parler de cette dame, ce sont des données confidentielles. »

Elle m’a expliqué que j’étais juste mal tombée. « La situation à laquelle vous avez été confrontée, c’était une journée inhabituelle. Il y a de nouveaux membres du personnel, ils sont moins rapides, ils doivent s’assurer de donner de bons soins… »

Sophie n’y a rien vu d’inhabituel.

J’ai parlé à Mme Gilbert des plateaux trop chauds, des couvercles fondus. Elle a vanté les nouveaux charriots, en fonction depuis deux mois. 

« Avec cette technologie-là, ça nous donne une flexibilité que nous n’avions pas avant pour l’heure des repas. Et les clients mangent chaud, ce qui n’était pas toujours le cas avant. »

— Julie Gilbert, conseillère-cadre à l’hébergement au CSSS de la Vieille-Capitale

Elle parle de clients parce que c’est un truc de gestion, l’approche client. Ils devraient essayer l’approche personne.

Le problème des repas était aussi préoccupant quand un évaluateur du ministère de la Santé et des Services sociaux est passé les 14 et 15 janvier 2014. Il a soulevé dans son rapport des problèmes d’organisation, a constaté que les préposés n’arrivaient pas à répondre aux besoins. Ça ressemble à ce que j’ai vu, non ? « Nous sommes en amélioration continue. Nous faisons une révision tous les six mois, pour assurer le suivi. »

Les évaluations ont lieu tous les deux ans.

Comme je vous disais, c’est un drôle de métier, journaliste : on raconte quand on estime qu’il y a quelque chose à raconter. Et je trouve, après réflexion, que ça valait la peine de vous raconter d’abord ce que j’ai vu au 4e, puis toute cette commotion que ma visite a provoquée. On aurait aimé que je ne voie pas.

Surtout que je ne raconte pas.

La solution est simple. On n’a qu’à embaucher plus de préposés et moins de conseillers en communications.

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