Nanobrasseurs

Voici les nanobrasseurs

Pourquoi parler de brassage à domicile quand le choix de bières de qualité n’a jamais été aussi grand sur les tablettes ? Justement parce que les microbrasseries ont attisé la curiosité de bien des amateurs, qui veulent tenter leurs propres expériences. Avec des résultats beaucoup plus concluants que dans le passé. Pierre-Marc Durivage est allé à la rencontre de nanobrasseurs.

Le brasseur expérimental

Avec son matériel acheté pour moins de 200 $ et quelques accessoires qu’il a lui-même bidouillés, Sylvain Thibeault a déjà plus de 60 brassins à son actif, aromatisés avec quatre variétés de houblon qu’il fait lui-même pousser dans son jardin. « J’ai le goût de faire des bières que je ne peux pas acheter autrement. »

« J’aime essayer des nouveaux ingrédients, de nouvelles recettes, nous explique le jeune enseignant de Cantley, en Outaouais. Tout ce que je vois dans ma cuisine et qui se fermente ou qui peut donner un goût particulier m’inspire : bananes, épices, thé, orange, poivre, etc. » C’est ainsi qu’il a mis au point une noire antillaise au cacao et noix de coco et une blanche aux agrumes qu’il refait régulièrement. Des bières savoureuses qui figurent parmi ses préférées, toutes catégories confondues.

Sylvain Thibeault n’a pourtant rien du scientifique – il a arrêté la chimie avant sa 5e année du secondaire. Mais il s’amusait déjà à modifier les moûts achetés en kits quand il a réalisé ses premières bières, entre 2001 et 2005. Il a toutefois abandonné pendant presque 10 ans parce qu’il jugeait que toutes ses bières avaient un goût similaire. Jusqu’à ce qu’il goûte à l’IPA blanche qu’un ami avait brassée à partir de grains entiers. « Je suis tombé sur le cul, avoue-t-il. Je me suis donc dit que ça valait la peine de recommencer. Au fond, j’ai toujours aimé ça faire de la bière, j’aime le processus de brassage. »

Un exercice qu’il n’estime pas si difficile, au fond. S’il a été à l’origine rebuté par la complexité de certains ouvrages de référence, il en a trouvé d’autres qui lui ont permis de démythifier le brassage – The Complete Joy of Homebrewing, de Charlie Papazian, et How to Brew, de John J. Palmer, notamment. « Il faut en tout temps que tout soit propre, parce que la présence de bactéries indésirables est la principale raison pour laquelle les gens manquent leur coup, explique le nanobrasseur de 40 ans. Les gens contaminent leur bière, les bactéries indésirables rendent le moût très sur et ça peut même aller jusqu’à contaminer tout le matériel.»

« Il faut aussi bien suivre les étapes et être minutieux », enchaîne-t-il.

« Si tu veux brasser deux ou trois bonnes bières, ce n’est pas difficile. En fait, tu vas être étonné d’avoir réussi à faire une aussi bonne bière en mettant si peu d’efforts ! »

— Sylvain Thibeault

Pour sa part, Sylvain Thibeault a rapidement décidé de pousser le bouchon un peu plus loin en lisant beaucoup et en participant à des forums de discussions comme Homebrew Talk, une page Facebook d’échange entre nanobrasseurs.

« Les gens sont prêts à aider, ils partagent leurs recettes, ils s’amusent et aiment discuter sur le sujet, préférablement autour d’une bière ! explique-t-il. J’ai ainsi rencontré beaucoup de gens de mon coin qui sont tous des personnes-ressources à leur façon. J’ai moi-même coaché plusieurs apprentis brasseurs – je suis enseignant alors j’aime bien transmettre ces connaissances-là aux autres. »

Univers stimulant

Simplement parce qu’il en coûte moins cher de brasser sa propre bière – les brassins les plus complexes coûtent moins d’un dollar le litre –, on serait tentés de croire que Sylvain Thibeault peut suffire à ses propres besoins. « Pas du tout ! J’achète encore beaucoup de bières de microbrasserie, révèle-t-il d’emblée. Ça me donne des idées, ça me permet de juger ce que je fais, de développer mes recettes et raffiner mon goût. De plus, comme le monde brassicole est en effervescence au Québec, ça me stimule de voir qu’il y autant de monde qui fait ça et ça me donne le goût de brasser à nouveau. En fait, c’est l’intérêt des autres qui stimule mon propre intérêt. » C’est ainsi que depuis quelques années il fournit la bière et le cidre à ses amis à l’occasion d’un événement annuel auquel il prend part avec sa famille en Mauricie. L’été dernier, c’est presque 230 litres de bière et de cidre qu’il a entassés dans sa remorque, et il prévoit apporter encore plus de fûts l’été prochain.

Pourrait-il être tenté de passer de nanobrasseur à microbrasseur ? « J’y ai déjà songé, mais c’était une idée un peu folle et de toute façon, je pense que le marché est aujourd’hui saturé, affirme-t-il avec lucidité. Cela dit, je serais flatté de donner des recettes à quelqu’un qui voudrait démarrer sa microbrasserie. Mais moi, ce n’est absolument pas mon objectif ; j’ai une belle vie et je suis bien heureux comme ça. »

Il brasse pour le plaisir, le sien, mais aussi celui de ses proches qui en redemandent, on peut en témoigner.

Son coup de cœur

« Ma bière au gingembre. J’ai fait ça au tout début, parmi mes 10 premiers brassins. Je tentais déjà plusieurs expériences. Mais j’avais une idée du goût, j’avais déjà réalisé une recette très semblable. J’ai voulu la faire avec un peu plus d’alcool, moins sucrée, avec du gingembre ajouté à l’œil. Mais je ne l’ai jamais refaite, même si tout le monde me la redemande ! »

Son erreur de parcours

« J’ai raté deux bières. L’une d’elles était une blanche dans laquelle j’avais tenté de mettre des feuilles de coriandre. C’était vraiment épouvantable, je l’ai jetée au complet dans le bois ! J’ai plus ou moins raté d’autres brassins, mais ils sont devenus buvables en vieillissant dans le fût, car les goûts finissent par s’équilibrer un peu. »

À l’école de la bière

Derrière tout brasseur ou presque, il y a d’abord eu un nanobrasseur, celui qui a produit ses premières recettes à la maison dans des seaux de plastique. Mais à voir le nombre de microbrasseries qui apparaissent aux quatre coins de la province, on s’aperçoit qu’il y a encore bon nombre de passionnés qui veulent créer et pas seulement goûter. C’est en partie pour eux que l’Institut brassicole du Québec (IBQ) est né il y a un peu plus de deux ans.

Le local de formation aménagé dans les locaux de Ma Brasserie, dans le quartier Rosemont, à Montréal, est rempli en ce froid samedi. Les amateurs sont ici pour apprendre comment brasser une IPA belge, l’un des nombreux types de bière proposés dans le cadre de la formation Venez brasser.

« On parle d’amateurs de bière qui veulent commencer à brasser correctement, pas seulement en lisant un livre. »

— Benoît Bostaille, cofondateur de l’IBQ

« On en trouve aussi quelques-uns qui ont déjà brassé et qui veulent approfondir leurs connaissances. Mais ils sont aussi ici pour vivre une expérience de partage, c’est une journée agréable pour tout le monde », explique le cofondateur de l’IBQ

Au cours de la formation, qui dure environ six heures, on aborde le procédé brassicole dans son ensemble : présentation de l’équipement et des matières premières, mouture, empâtage, filtration, ébullition et houblonnage. « Les gens posent leurs questions, on leur apprend comment choisir les recettes, le malt, les houblons, indique M. Bostaille, maître brasseur belge arrivé au Québec il y a maintenant 20 ans. À la fin, les étudiants partent avec cinq litres de moût qui va fermenter chez eux avant qu’ils puissent embouteiller eux-mêmes. »

Benoît Bostaille, qui a notamment travaillé comme directeur de production pour les Brasseurs du Nord et la Brasserie McAuslan, soutient que l’effervescence du milieu brassicole québécois percole jusque chez les apprentis brasseurs, qui sont de plus en plus consciencieux dans leurs efforts. « Il y a 10-15 ans, on travaillait seulement avec des extraits de malt liquides que l’on mettait dans le fermenteur, affirme-t-il. Aujourd’hui, les gens ont dégusté les produits des meilleures brasseries, ils savent ce qu’ils veulent faire, ils sont curieux d’essayer de nouvelles levures, etc. Il y a une culture de la bière qui n’existait pas alors. »

La réputation de la scène brassicole québécoise a depuis longtemps dépassé nos frontières et l’Institut brassicole du Québec en tire profit. Ainsi, il n’est pas rare de voir des Européens débarquer chez nous pour suivre les formations de l’IBQ. « Au Québec, on a dépassé les Européens en termes d’originalité, affirme Benoît Bostaille. Ils accusent un retard par rapport à cette culture de créativité qui nous définit, mais ça commence à changer. Ils viennent donc suivre le cours et en profitent ensuite pour aller visiter les brasseries du nord-est des États-Unis ou de la Gaspésie, par exemple. »

Bon nombre de ces visiteurs étrangers choisissent aussi de suivre la formation Devenez brasseur, qui dure quatre semaines et couvre tous les aspects du brassage et du démarrage d’une microbrasserie. Selon M. Bostaille, près de 40 % de la clientèle de cette formation professionnelle vient d’Europe.

« Il y a plein de marchés qui s’offrent à nous, notamment ceux qui sont en pleine émergence et qui partent littéralement de zéro, comme le Portugal. »

— Benoît Bostaille

« On a fait le choix de former des gens qui sont capables de penser à ce qu’ils font, explique le maître brasseur. Les standards de qualité, les défauts de la bière, la formulation des recettes, l’aménagement de la salle de brassage, la réglementation en vigueur, tout est abordé. Et on essaie de trouver un équilibre entre le volume d’information enseignée et la durée de la formation. »

Depuis son ouverture en 2016, l’IBQ a vu chaque année une cinquantaine de ses diplômés trouver un emploi dans les brasseries artisanales du Québec. Benoît Bostaille soutient que les microbrasseries de proximité ont le vent dans les voiles et qu’elles ne sont pas près de disparaître – elles vont donc continuer d’avoir besoin de main-d’œuvre spécialisée. « On forme des futurs professionnels, assure-t-il. On a tout au plus 5 à 10 % de gens qui se payent le trip de suivre la formation et qui n’ont pas l’intention d’œuvrer dans le domaine. Quant au reste, la moitié veut travailler dans une micro et l’autre projette de se lancer en affaires – certains viennent suivre la formation alors qu’ils ont déjà fait leur demande de permis. »

Si M. Bostaille reconnaît dans la foulée que le marché local pourrait bientôt arriver à saturation, ce ne sera certainement pas le cas des nanobrasseurs : « Au départ, on donnait un cours par mois à sept ou huit étudiants, se rappelle-t-il. On offre maintenant deux formations mensuelles à 10 étudiants par séance et on pourrait bientôt augmenter le rythme et passer à un cours par semaine. C’est en partie dû au fait que l’IBQ est de plus en plus connu, mais il y a aussi un engouement grandissant pour le brassage maison, il n’y a pas de doute. »

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