Chronique

Le syndrome Bruce Willis

Après le massacre des écoliers de Sandy Hook en 2012, le premier lobby des armes avait fait languir les États-Unis en annonçant une prise de position dans la foulée de cette tragédie à la fois banale (un autre bain de sang insensé commis dans un lieu public) et unique (des enfants du primaire avaient été ciblés).

L’Amérique avait retenu son souffle : est-ce que la National Rifle Association allait enfin revenir dans le réel et appuyer une certaine forme de contrôle des armes ?

Nope.

« Comme parents, nous devons tout faire pour protéger nos enfants, avait déclaré Wayne LaPierre, le visage de la NRA. Il est temps d’assumer nos responsabilités face à nos écoles. La seule façon d’empêcher un monstre de tuer nos enfants est de s’impliquer personnellement dans un plan de protection absolue… The only thing that stops a bad guy with a gun is a good guy with a gun. »

Traduction : La seule façon de stopper un salaud portant une arme est un bon gars portant une arme…

Traduction (bis) : Il faut des gens armés dans les écoles.

Est-ce une bonne idée ?

Personne ne pense que c’est une bonne idée, hormis le lobby des armes et les gens qui bandent sur leurs armes. Les policiers croient généralement que c’est une fort mauvaise idée : le shérif du comté où est située l’école secondaire Marjory Stoneman Douglas l’a dit dans la face de la NRA, mercredi, à CNN.

Le Québec a vécu trois fusillades mortelles dans ses écoles, en 1989 (Polytechnique), 1992 (Université Concordia) et 2006 (collège Dawson).

J’ai interviewé Martin Dea, ex-policier du Service de police de la Ville de Montréal, hier. Sergent au poste de quartier 20, il fut l’un des premiers à arriver sur place en 2006. Avec d’autres policiers, il a réussi à coincer le tireur dans un coin de la cafétéria. Lui aussi trouve qu’armer les profs est une vue de l’esprit. Un esprit dérangé.

« Affronter un suspect armé dans un lieu comme une école, ça demande une préparation physique, mentale et tactique qui n’est pas donnée à tout le monde », dit celui qui a formé des policiers montréalais en emploi de la force.

Martin Dea m’a décrit le chaos et la confusion qui régnaient à Dawson, ce mercredi-là : les cris, les élèves qui courent partout, le son des balles.

Dans ce contexte, des enseignants qui sortiraient une arme à feu pour traquer le tireur n’ajouteraient que de la confusion dans le portrait déjà chaotique, selon lui.

« À Dawson, des policiers en civil ont accouru dans l’école. Ça ajoutait au chaos : des appels au 911 signalaient ces policiers comme des complices du tireur… Pour les policiers, au milieu des élèves qui se sauvent, il est impossible de savoir si un prof qui tient une arme est un bon gars ou un mauvais gars. »

Denis Côté est un autre policier qui est entré à Dawson en septembre 2006. Je n’ai pas pu l’interviewer hier, il soigne une blessure au genou subie en service l’an dernier. Mais j’ai eu l’occasion dans le passé d’échanger avec lui sur l’idée d’armer les enseignants pour neutraliser des salauds qui ciblent des écoles.

Selon Denis Côté, l’idée que des bons profs armés puissent stopper un fêlé armé est farfelue : affronter sans entraînement spécifique et continu un tireur fort probablement plus lourdement armé qu’un prof armé d’un revolver relève de la science-fiction, m’avait-il expliqué en 2016. Côté sait de quoi il parle : c’est lui qui a atteint le tireur de Dawson au terme d’une traque qui a carburé autant à l’entraînement qu’au courage et à la collaboration avec d’autres agents.

Dans un film hollywoodien, le prof d’éducation physique incarné par Bruce Willis affronterait bien sûr le dégénéré qui entre dans l’école pour tirer partout. Après un échange furieux de coups de feu, ce bon Bruce triompherait du Mal en atteignant l’assaillant dans le front avec sa dernière balle de revolver. Le méchant tomberait à la renverse au ralenti et Bruce en sueur se fendrait d’une réplique sarcastique qui détendrait l’atmosphère.

Pour les bandés du gun, c’est un scénario plausible, dans l’univers fantasmagorique où la liberté individuelle se défend avec un arsenal, tant pour repousser les bandits que pour renverser un gouvernement devenu tyrannique…

En 2009, ABC News a testé l’idée d’armer des étudiants universitaires (1) pour voir comment ils réagiraient à une attaque-surprise d’un fêlé en salle de classe. Le reportage montrait le décalage entre la réalité et le scénario à la Bruce Willis.

Aucun policier sérieux ne pense que plus de guns à l’école pourront stopper une attaque dans une école. Et surtout pas des policiers qui, comme Dea et Côté, ont eu à échanger des coups de feu avec un adversaire plus lourdement armé qu’eux.

Et au-delà de l’entraînement des policiers, il y a… l’humain. Il y a eu des réflexes de protection bêtement humains qui ont pris le dessus sur l’entraînement, chez les policiers de Montréal qui ont convergé vers Dawson. Je veux dire par là que certains n’ont pas osé entrer dans l’école.

Justement, qu’a-t-on appris, jeudi ?

Qu’un policier armé, un « bon gars », selon la NRA, est arrivé à l’école de Parkland en moins de 90 secondes. Et qu’il n’est jamais entré dans l’école pour affronter le tueur.

On peut penser qu’il a été pissou.

Je préfère penser que la vie est plus compliquée qu’un film de Bruce Willis.

Et que la meilleure façon de stopper un salaud armé, c’est encore qu’il y ait le moins possible d’armes en libre circulation dans la société.

Comme ici.

MIEUX PAYÉS, MOINS AIMÉS

Les médecins spécialistes québécois ont eu leur « rattrapage », ils l’ont eu parce que le chantage à l’exil des blouses blanches a fonctionné, parce que des docteurs qui négocient toujours avec des docteurs, ça donne de bonnes conditions pour les docteurs. Appelons ça la capture cognitive.

Que les docteurs soient bien payés, je pense que les Québécois comprennent ça. Je le comprends. Formation interminable et complexe, responsabilités immenses : ça se paie, ça se paie bien et ça commande une rémunération qui place les docteurs parmi les mieux payés de la société. J’en suis.

Mais est-ce qu’être médecin spécialiste payé par le Trésor public de l’une des provinces les plus pauvres au Canada, ça justifie d’être parmi les mieux payés au Canada ?

Parce que c’est ça, la réalité : les membres de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) sont désormais parmi les mieux payés au Canada, plus que ceux de l’Ontario, plus riche que le Québec.

Il y a un ressac dans la population. On le sait. On le sent.

Les médecins le savent et le sentent. Les Québécois font un lien entre des services médicaux souvent déficients et ces hausses de salaire pharaoniques…

Plusieurs médecins ont fait des sorties pour expliquer leur malaise, ces derniers temps. Pour dire leur honte, dans certains cas.

Disons que ça montre que les médecins spécialistes ne pensent pas qu’au fric, ça montre une pluralité de points de vue dans les rangs et je dirais que c’est même représentatif : la plupart des médecins aiment la médecine plus que le cash.

Dans ce contexte où l’image des médecins est mise à mal, que fait la présidente de la FMSQ, Diane Francoeur ?

Elle en rajoute !

Les médias colportent des « fake news », a-t-elle déclaré dans une lettre à ses membres jeudi, empruntant la perruque de Donald Trump, qui lui fait par ailleurs très bien.

Elle a de plus attaqué nommément les médecins spécialistes qui ont osé dire à voix haute que cette rémunération commençait à poser problème, qui ont osé contredire le tout-puissant syndicat…

J’ai lu quelques lignes à mon ami le bon docteur David Lussier, gériatre. Suis-je dans le champ ? T’es encore trop doux, m’a-t-il répondu, outré que Diane Francoeur soit introuvable, loin du débat public, elle qui n’accorde aucune entrevue : « Les Québécois ne sont pas cons. Si l’entente est bonne pour eux, ils vont comprendre. Mais il faut d’abord leur expliquer. »

Je suis certain que la Dre Francoeur est une excellente obstétricienne-gynécologue. Mais pour les relations publiques, c’est à se demander si elle a embauché le consultant qui forme les boss de la NRA aux États-Unis : soyez le plus arrogants, le plus déconnectés possible. Et devant toute critique… Soyez encore plus arrogants et déconnectés !

Chers médecins spécialistes : après avoir choisi successivement Gaétan Barrette et Diane Francoeur comme lobbyistes en chef à la tête de la FMSQ, ne vous étonnez pas d’être beaucoup plus riches mais beaucoup moins aimés.

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