Science Médecine

aux premières loges d’un transfert de ganglions

Les ganglions ? La plupart de nous peineraient à dire précisément où ils se trouvent et à quoi ils servent. Chantal Mimeault, elle, a compris leur importance le jour où on a dû lui en enlever sous le bras à la suite d’un cancer. Après des années de souffrances, on lui a proposé une opération jamais réalisée au Québec : prendre des ganglions de son cou pour les implanter sous son bras. La Presse a assisté à cette intervention chirurgicale qui promet de faire des petits dans la province.

TEXTES : PHILIPPE MERCURE PHOTOS : EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE ET MARCO CAMPANOZZI

L’attente

« Des fois, j’ai juste envie de le couper. On dirait que ça veut exploser. Ça fait mal. »

Nous sommes en février dernier. Assise sur le sofa de son condo de Verdun, Chantal Mimeault pointe son bras gauche. Il est si gros que l’idée qu’il puisse exploser ne semble pas complètement farfelue. La peau est lisse et tendue. Les doigts sont gonflés, gros comme des saucisses.

« Depuis deux ans, il grossit, grossit, grossit, dit Mme Mimeault. Ça n’a l’air de rien, mais c’est très handicapant. Je n’ai presque plus de dextérité, j’ai de la difficulté à prendre des choses. »

Les problèmes de Chantal Mimeault commencent en 2009, quand elle découvre une bosse à l’aisselle. Les médecins l’identifient comme la métastase d’un cancer. Étonnamment, la source principale de la maladie est impossible à localiser. Diagnostic officiel : « cancer primitif inconnu ».

Mme Mimeault subit 23 traitements de chimiothérapie et 30 traitements de radiothérapie. On lui retire la bosse qu’elle a sous le bras. Et, avec elle, on lui enlève des ganglions. Les ganglions sont des organes de la taille de la fève d’un haricot qui font partie du système lymphatique. Ce réseau fait circuler le liquide lymphatique dans le corps afin de réguler le niveau de liquide de l’organisme et nous protéger des infections.

Dans le cas de Mme Mimeault, la perte des ganglions enraye complètement la circulation du liquide lymphatique dans son bras gauche, provoquant ce qu’on appelle un lymphœdème. Les vêtements de compression et les bandages ne parviennent pas à chasser le liquide qui s’y accumule. Les drainages lymphatiques et les exercices en piscine échouent à la soulager.

« Les autres réagissaient bien. Moi, je sortais de là et j’avais encore plus mal », raconte-t-elle.

Aujourd’hui, Mme Mimeault doit prendre des antidouleurs pour supporter son bras. Elle est en congé de maladie depuis deux ans. Quand on lui a proposé un traitement jamais tenté au Québec et sans doute au Canada, le transfert vascularisé de ganglions, elle a accepté.

« Je n’ai eu aucune hésitation, dit-elle. Là, je suis devant un mur. Et j’ai une confiance totale dans le médecin. Je me sens vraiment choyée d’avoir la chance d’essayer ce traitement. »

C’est la chirurgienne plastique Marie-Pascale Tremblay-Champagne, qui a pratiqué 55 opérations semblables à Seattle, qui dirigera l’opération. L’idée : prélever des ganglions du cou de Mme Mimeault pour les greffer dans son aisselle, là où il en manque depuis le retrait de la métastase.

L’intervention chirurgicale est prévue pour le lendemain de notre rencontre. Mme Mimeault a accepté que La Presse suive l’ensemble de l’opération.

« Je le fais pour la cause, explique-t-elle. Les gens ne savent pas ce qu’est un lymphœdème. Je veux que ce soit reconnu comme une maladie. » Lorsqu’on lui fait remarquer qu’elle semble peu nerveuse pour quelqu’un qui se retrouvera sous le bistouri des chirurgiens dans quelques heures, elle esquisse un petit sourire forcé.

« Ça, lance-t-elle, c’est parce que je suis bonne pour le cacher. »

L’action

Dans la salle 14 du bloc opératoire de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, la fébrilité grimpe d’un cran. Il est 14 h et, depuis le matin, deux équipes de chirurgiens travaillent sans relâche autour de Mme Mimeault, maintenant sous anesthésie générale.

La première équipe, installée d’un côté de la table d’opération, s’affaire sur ce qu’on appelle le « site donneur ». Il s’agit d’un trou, pratiqué dans le cou de la patiente, d’où on prélèvera des ganglions. La Dre Marie-Pascale Tremblay-Champagne, assistée du Dr André Cholet, chef de la division de chirurgie plastique de l’hôpital, a patiemment dégagé la masse à prélever, coupant minutieusement chaque nerf et chaque vaisseau sanguin la reliant à son environnement. Le défi : ne pas endommager le réseau de canaux lymphatiques qui entoure les ganglions. Une fois transféré, ce réseau recréera des connexions dans son nouveau milieu et pourra évacuer le liquide en surplus du bras de Mme Mimeault.

« Les ganglions qu’on retire du cou ne sont pas nécessaires, explique la Dre Tremblay-Champagne. Ce sont des parties de rechange, si on veut. C’est la beauté de cette chirurgie. Il y a un bon potentiel d’améliorer la vie des patients, et le prix à payer est relativement bas. »

De l’autre côté de la table, deux résidents ont préparé le « site receveur ». Il s’agit d’un autre trou, pratiqué sous le bras gauche de Mme Mimeault, où on ira greffer les ganglions. En partie parce que l’opération est une première au Québec, la salle est pleine à craquer. On y trouve deux autres résidents, un anesthésiste, un inhalothérapeute et plusieurs infirmières, en plus du photographe et du journaliste de La Presse. Une caméra vidéo, installée au-dessus du lit par les gens de l’hôpital, filme aussi la scène. L’espace est si rempli que les mouvements doivent être savamment planifiés. L’infirmière Marjolaine Deschênes protège jalousement la table où se trouvent des dizaines de bistouris, ciseaux et pinces de toutes sortes, avertissant quiconque s’en approchant à moins d’un pied.

Un test crucial avant la greffe

L’opération arrive à une étape critique. La partie à retirer, qu’on appelle ici « lambeau », n’est plus retenue au cou de Mme Mimeault que par une veine et une artère. La Dre Tremblay-Champagne montre la masse de chair plus petite qu’un poing. « Quand je passe ma main là-dedans, je sens toutes sortes de petites bosses à travers la graisse. Ce sont les ganglions. Vous voyez cette espèce d’ovale mauve ? Ça, c’est un ganglion », dit la spécialiste en montrant une masse de la taille d’une fève de haricot. Le lambeau, estime-t-elle, contient une dizaine de ganglions.

Avant de le retirer complètement et de le transférer au site receveur, l’équipe veut maintenant vérifier que le lambeau est bien vascularisé. « On veut s’assurer qu’il y a assez de sang qui passe dedans », explique la Dre Tremblay-Champagne. Pour ça, l’anesthésiste injecte un produit de contraste dans les veines de la patiente. La Dre Tremblay-Champagne approche une caméra spéciale munie d’un laser, qui pourra voir comment le produit de contraste circule dans le lambeau. Pour éviter la contamination, la caméra est complètement emballée dans une pellicule de plastique. On ferme les lumières de la salle d’opération, puis la Dre Tremblay-Champagne examine les résultats sur un écran.

« C’est coloré. On est corrects, c’est vascularisé », annonce la Dre Tremblay-Champagne à la ronde. Dans la salle, on se prépare déjà au transfert du lambeau. Des collègues incitent la chirurgienne, qui est enceinte de son premier enfant, à prendre une pause pour dîner ou à s’asseoir quelques minutes. « Je veux juste finir l’étape critique », répond-elle.

Une heure plus tard, la veine et l’artère qui relient le lambeau au cou de Mme Mimeault sont coupées. « Est-ce qu’on peut noter l’heure, s’il vous plaît ? » demande la Dre Tremblay-Champagne. Il est exactement 14 h 59 et 12 secondes quand la chirurgienne soulève le lambeau. Plusieurs résidents prennent des photos avec leur téléphone. Les précieux ganglions sont transférés au site receveur. Là, un important travail commence : connecter le lambeau à la veine et à l’artère qui ont été dégagées sous le bras.

Un tel travail de précision se fait au microscope. Celui utilisé par les médecins possède deux oculaires. La Dre Tremblay-Champagne et le résident Mihiran Karunanayake, face à face, y plongent les yeux simultanément et commencent les manœuvres. De l’autre côté, on s’affaire à refermer le site donneur. La Dre Tremblay-Champagne finira par aller prendre le lunch en fin d’après-midi. L’opération se terminera vers 19 h. Mme Mimeault sera réveillée à 20 h 45, après 10 heures sous anesthésie générale.

L’espoir

« La première fois que j’ai enlevé mon bandage, deux semaines après l’opération, je me suis mise à pleurer. Je voyais déjà des changements. Je voyais même mes jointures, ça faisait longtemps que je ne les avais pas vues, celles-là. »

Un mois après l’opération, c’est une Chantal Mimeault remplie d’espoir que nous rencontrons à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Son bras, dit-elle, est déjà moins dur et plus petit.

Une amélioration aussi rapide est inhabituelle. « D’habitude, on commence à voir des améliorations à partir de trois mois. Chez certaines patientes, ça peut aller jusqu’à six mois », dit la Dre Tremblay-Champagne. C’est que les ganglions et le réseau lymphatique qui ont été transférés doivent recréer des connexions vers le réseau lymphatique de leur nouvel environnement avant d’être pleinement efficaces.

« Il y a tout un réseau de petites routes lymphatiques qui va descendre tranquillement dans le bras pour le drainer. C’est ça qui rend les résultats permanents. »

— La Dre Tremblay-Champagne

Dans le cas de Mme Mimeault, la chirurgienne soupçonne que les ganglions ont agi comme des éponges et déjà absorbé une partie du liquide. Il est aussi possible que l’amélioration rapide soit due aux bandages qui sont placés sur le bras quasiment en permanence depuis l’opération.

Quoi qu’il en soit, la chirurgienne convient que les résultats sont « super encourageants ».

Une clinique de chirurgie

Chantal Mimeault est la première patiente à subir un transfert de ganglions au Québec, et les médecins de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont n’ont entendu parler d’aucun autre cas au Canada. Mais elle ne sera pas la dernière. Forte de son expertise acquise à Seattle, la Dre Tremblay-Champagne veut maintenant créer la première clinique canadienne vouée à ces opérations. La majorité des patients seront des femmes souffrant d’un cancer du sein qui ont perdu des ganglions.

La Dre Tremblay-Champagne estime pouvoir réaliser trois ou quatre autres opérations avant son congé de maternité, à la fin du mois de mai.

« Et ça va reprendre dès mon retour à l’automne, dit-elle. On a déjà plusieurs patientes sur la liste d’attente. On veut que les patients qui ne répondent pas bien aux traitements médicaux puissent bénéficier d’une autre option, comme a pu le faire Mme Mimeault », explique la spécialiste.

Cette dernière ne cache pas avoir de la difficulté à modérer son optimisme.

« Les espoirs, pour moi, ils sont là », dit-elle en levant son bras non bandé vers le plafond.

« Avant, je jouais cinq fois par semaine au tennis, ajoute-t-elle. Ce n’est peut-être pas réaliste de penser à ça. Mais juste d’être plus active avec mes deux bras, de pouvoir prendre une marche avec ma chienne en tenant la laisse, ce serait déjà quelque chose. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.