OPINION PERSONNES ÂGÉES

Solitudes rassemblées

Aujourd’hui, il pleut dans mes yeux autant qu’il a plu dans le mois de juillet.

Depuis longtemps, les nuages gris menaçants se déversent sur les têtes blanches de notre société, dont plusieurs sont placées en résidences, en un tapon de similitudes. Prisonnières de leur corps, de leur droit de parole, de leur âme, de leur dignité humaine.

Ce qui me fait le plus de peine, c’est que le bonheur qui leur est attribué n’est pas le leur, mais bien celui qu’on essaie de leur demander d’adopter, par souci d’apparence. Que le bel âge forme une des plus belles et grandes familles, alors que ces gens ne sont que solitudes rassemblées. Que la signature d’un bail se termine par : « on n’avait pas vraiment le choix ».

Que derrière les trophées, les plaques des endroits les mieux gérés et le milliard empoché quelque part, il y a des gens qui gèlent la nuit, parce que personne n’est allé réparer la fenêtre de leur chambre qui ne ferme plus.

Que moi, aux ménages de soir, je m’arrache les épaules à changer des ampoules brûlées, car une dame souhaite lire son livre. Mais ça me fait tellement plaisir. Jusqu’à ce que je me sente gênée de savoir ce que je sais, autant qu’eux le sont de respirer l’air qu’on respire sans donner un sou ; jusqu’à ce que ça handicape mon travail.

« Marie, je crois qu’on ne vaut pas plus que le monde animal. Tant qu’on ne jappe pas assez fort, il n’y a rien qui bouge. » Ouf. Vous voyez, il y a longtemps que j’ai compris que le vouvoiement n’est que l’image d’un simili respect.

Même si je suis de passage (je retourne aux études en septembre), il n’y a pas un soir qui passe sans que je me sente impuissante, comme une souris minuscule devant un gros chat.

Les patates en poudre, les légumes en plastique et la gibelotte douteuse qui coûtent 11,49 $ sont laissés dans l’assiette à peine tâtée. Les résidants sont entraînés à mettre leurs mains dans leurs poches auparavant modestement remplies, mais qu’on s’est permis de trouer à force de gratter au fond. Puis, le trou laissé résume le vide et la souffrance morale, maquillés par des conseils (combien hypocrites) donnés sur la façon d’aimer et de sourire à la vie.

Ils ont les poches trouées par le vide et la bouche cousue. Nous, on nous a bouché les oreilles. Le « je ne veux pas te déranger avec mes histoires » d’un vieillard est compris ainsi par ceux et celles qui se donnent le droit d’entendre la détresse derrière les bouchons : « je demande juste d’être écouté ». Mais écouter, c’est 6 $ les 15 minutes.

Ce que j’ai fait, c’est du bien interdit : je les ai aimés et je me suis attachée alors qu’il ne le fallait pas. On aurait voulu que ma tâche soit limitée à laver leur plancher.

J’ai eu l’immense regret d’admettre qu’ils n’étaient pas une priorité. Qu’ils ne sont pas entrés en résidence parce qu’ils étaient vieux, mais que c’est d’y rester qui les a fait vieillir.

Difficile de croire que c’est si pire. Il suffit de plonger les deux pieds au milieu de ces mal-être camouflés pour se sentir mal soi-même.

Réceptionnistes, infirmiers, préposés : tous font leur possible. Un possible gênant. Je me demande si les lettres de démission reposant en permanence au fond des sacoches seront un jour comprises ou si on continuera de feindre l’innocence comme le chat qui se cache après avoir fait un dégât.

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