Opinion Réseaux sociaux

L’autorestriction de la liberté d’expression

Il y a des gens insupportables qui se comportent derrière leur volant, sur les réseaux routiers, comme d’autres énergumènes agissent derrière leur écran sur les réseaux sociaux. Quand avancer devient difficile, ces chauffeurs klaxonnent, insultent, coincent l’autre qui veut entrer dans le rang et roulent même parfois sur le terre-plein pour gagner quelques mètres. Cachés dans leur habitacle, à l’abri du regard, certains tombent dans le côté sombre de la force motrice de leur voiture. Il y a une semaine, j’ai vu deux chauffeurs s’engueuler dans un bouchon de circulation avec un manque de savoir-vivre qui donnait le goût d’écrire « con gestion » en deux mots.

Les embouteillages et les réseaux sociaux sont des laboratoires de prédilection pour étudier l’égoïsme humain. Mais, dans les deux endroits, c’est surtout l’absence de contact visuel avec les yeux de l’autre qui prédispose au je-m’en-foutisme. L’être humain est plus altruiste, plus compatissant et adhère beaucoup plus facilement à la bienséance lorsque le regard réprobateur de ses voisins peut lui signifier qu’il ne mérite pas de rester à l’intérieur des murs de la cité. 

L’épicerie est d’ailleurs un bel endroit pour bien illustrer ce fait. Quand on est au supermarché le dimanche à 17h, il y a souvent beaucoup de gens qui poussent leur panier dans les allées, comme des conducteurs dans la circulation de Montréal. Pourtant, arrivé à l’embouteillage de la caisse, tout le monde garde sa place et suit la ligne. Pour cause.

Se faire fusiller du regard par les autres est une forme de prison qui refroidit bien des gens chez les animaux sociaux que nous sommes.

La rage au volant de celui qui est caché dans son habitacle est à certains égards comparable à l’agressivité gratuite sur les réseaux sociaux. Sur la toile, l’humain caché derrière son écran peut même se transformer en un véritable loup pour son prochain. Dans le sens où les trolls informatiques ont une technique de chasse et de fragilisation d’une proie qui ressemble à celle de ces super prédateurs que sont les loups. 

Quand les loups veulent tuer un gros gibier, ils choisissent l’individu qui leur semble le plus vulnérable et lui infligent une blessure avec leurs crocs. Ensuite, ils restent tapis à proximité et attendent que cette blessure affaiblisse tranquillement leur cible. Quand l’occasion se présente, ils reviennent à la charge pour ajouter un autre bobo. C’est une accumulation de petites blessures qui finit par avoir raison de la proie, un peu comme le harcèlement psychologique d’un troll sur la toile amène tranquillement des gens vulnérables au bord du précipice.

On parle beaucoup ces temps-ci des entraves à la liberté d’expression en montrant du doigt les gouvernements, mais nous sommes collectivement les plus grands fossoyeurs de notre propre liberté d’expression. Pour cause, depuis que les médisances que l’on faisait autrefois dans les salons se sont déplacées sur la toile, beaucoup de gens qui avaient quelque chose à dire hésitent à ouvrir la bouche.

La perspective de voir arriver les commentaires négatifs, méchants, et parfois cruels, a restreint énormément la liberté d’expression.

J’ai entendu un jour Jacques Parizeau dire avec beaucoup d’émotion que la Révolution tranquille a été en grande partie catalysée par les artistes qui, à l’époque, s’impliquaient dans le débat social et politique. Aujourd’hui, les médias sociaux ont réduit plusieurs artistes au silence sur les sujets chauds de l’actualité. Alors, ils parlent plus de ce qu’ils font que de ce qu’ils sont et refusent de dire ce qu’ils pensent et encore moins de défendre ce à quoi ils croient. Demandez-leur ce qu’ils pensent de la laïcité dans les institutions publiques, de la défense de la langue, de l’identité et de la culture, et le malaise débarque vite sur le plateau de télévision.

Devant ces moustiques, comme disait Louis Morissette, qui sont plus bruyants qu’abondants sur la Toile, bien des gens ont déjà choisi le chemin de l’autocensure. C’est là aussi un comportement très normal selon la psychologie évolutionniste. L’être humain est équipé de systèmes d’alarme qui ont beaucoup aidé nos ancêtres lointains à survivre dans les environnements dangereux qu’ils arpentaient. Ainsi, notre prédisposition à focaliser sur nos expériences négatives est un de ces héritages qui était salvateur à l’époque où l’humain était à la fois prédateur et proie. 

C’est comme si notre corps ne fait pas encore de grande différence entre les menaces d’un tigre à dents de sabre paléolithique et la violence d’un troll informatique. On panique alors en prenant position sur un sujet chaud ou en ouvrant son Facebook parce qu’on redoute de recevoir des messages de ces prédateurs tapis derrière leurs écrans qui ont déjà frappé dans les semaines ou les mois précédents.

Un ou deux commentaires assassins sur une centaine de messages suffisent à perturber l’homéostasie de bien des gens, incluant ceux qui peuvent parfois faire la différence parce qu’ils ont la chance d’avoir accès à un micro et de se faire écouter. Pourtant, j’ai parfois l’impression qu’on accorde plus d’importance aux murmures de la Toile qu’elles ne le méritent, car très souvent, ce sont quelques cigales qui crient fort et on les croit à tort bien nombreuses au point de ne plus oser. Si la tendance se maintient, les moustiques vont gagner, car de l’autorestriction, nous sommes nombreux à avancer tranquillement vers l’autodestruction de notre propre liberté d’expression.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.