Décret d’urgence pour une espèce en péril

Une grenouille ranime les querelles entre Québec et Ottawa

La plus petite grenouille du Québec a provoqué toute une tempête hier. Le gouvernement fédéral a annoncé un décret d’urgence pour protéger la rainette faux-grillon, menacée par un important projet immobilier de 300 millions de dollars qui avait été approuvé par le ministère québécois de l’Environnement. À la fin de la journée, cet amphibien qui mesure moins de 4 cm avait ranimé les vieilles disputes entre Ottawa et Québec, semé la panique chez les promoteurs immobiliers et les municipalités et ravi les groupes écologistes.

UN PROJET PARTIELLEMENT STOPPÉ

Le décret d’urgence annoncé par Ottawa a pour effet de mettre à l’abri une zone d’un peu moins de 2 kilomètres carrés à La Prairie, Candiac et Saint-Philippe, en Montérégie, où l’on retrouve l’un des derniers habitats de la rainette faux-grillon. La décision d’Ottawa va stopper partiellement le projet Symbiocité, qui prévoyait au départ la construction de 1200 habitations. Seules 171 maisons ne pourront être construites et la municipalité pourra aller de l’avant avec son projet d’école et d’aréna. Le décret entrera en vigueur le 17 juillet. C’est le troisième décret d’urgence adopté dans tout le Canada et c’est la première fois que cette mesure prévue à la Loi sur les espèces en péril porte sur des terres privées.

QUÉBEC ACCUSE OTTAWA

Questionné au cours d’une mêlée de presse au sujet de l’annonce de son gouvernement, le premier ministre Justin Trudeau a soutenu que les Canadiens s’attendaient à ce qu’Ottawa prenne ce genre de décisions. « Ils s’attendent à ce qu’on protège l’environnement et les écosystèmes nécessaires tout en créant de la croissance économique et des emplois. » De son côté, le ministre québécois de l’Environnement David Heurtel a accusé Ottawa de s’immiscer dans un champ de compétence provinciale. Selon lui, ce geste d’Ottawa crée un précédent. « La décision soulève des questions sérieuses au niveau des compétences du Québec et, peut-être, une possible intrusion du fédéral dans les compétences du Québec. »

DENIS CODERRE S’EN MÊLE

En fin de journée hier, le maire de Montréal a lui aussi réagi à l’annonce faite par Ottawa. « Le décret est justifié puisqu’on parle ici de protéger l’une des six dernières grandes populations de rainettes faux-grillons en Montérégie », a-t-il affirmé par voie de communiqué. Denis Coderre rappelle cependant que le projet avait été autorisé par le ministère québécois de l’Environnement. Il demande donc la création d’un guichet unique d’autorisation environnementale pour « mieux coordonner » les actions des différents gouvernements en matière de « protection de l’environnement et de gestion de l’urbanisation ».

MUNICIPALITÉS ET PROMOTEURS INQUIETS

Le maire de La Prairie, Donat Cerres, rappelle que sa ville avait respecté ses engagements dans ce dossier. « Nous avons signé une entente avec Québec. Nous sommes un modèle pour la protection de la rainette dans la province. » Le décret fera perdre 1 million annuellement en taxes foncières à la municipalité, alors qu’elle disait s’attendre à des pertes de 3,75 millions en avril dernier. M. Cerres se dit particulièrement déçu de ne recevoir aucune compensation financière d’Ottawa, alors que la loi prévoit un tel scénario. De son côté, le promoteur Ted Quint a fait savoir qu’il était encore trop tôt pour parler d’éventuels recours juridiques. L’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ) et l’Union des municipalités du Québec (UMQ) ont toutes deux critiqué la décision d’Ottawa et se disent « préoccupées » par ce « dangereux précédent ». « Ça crée beaucoup d’incertitude. Il va falloir que les différents ministères de l’Environnement se parlent mieux », signale François-William Simard, vice-président de l’APCHQ.

DES ÉCOLOGISTES RAVIS

Les groupes écologistes ont unanimement salué la décision d’Ottawa hier. Nature Québec et le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) se sont félicités d’avoir pris la défense de l’espèce en demandant à Ottawa d’adopter un décret d’urgence dès 2013. « L’annonce du décret marque officiellement le retour de la science dans la prise de décision au gouvernement fédéral », a affirmé Michel Bélanger, président du CQDE. Pour la Société pour la nature et les parcs du Québec (SNAP), la protection des espèces en péril a fait son entrée dans le XXIe siècle. « Le message qu’envoie cette décision historique est que la Loi sur les espèces en péril peut être utilisée lorsqu’une province n’assume pas adéquatement son rôle de fiduciaire de la biodiversité », rappelle son directeur général, Alain Branchaud.

DES MESURES DE PROTECTION CONTESTÉES

À La Prairie, 60 % de l’habitat de la rainette a été détruit de 1992 à 2013, avant même que les travaux du projet Symbiocité ne débutent. Ottawa estime d’ailleurs que l’espèce aura complètement disparu en Montérégie d’ici 2030 si rien n’est fait pour la protéger. De plus, Environnement Canada a estimé que les mesures de protection mises en place à La Prairie n’étaient pas suffisantes pour assurer la survie et le rétablissement de l’espèce. Un parc de conservation a été créé, mais celui-ci a été critiqué par divers experts. La « relocalisation » de l’espèce est une « mesure expérimentale » qui comporte encore « trop d’incertitude », estiment les fonctionnaires fédéraux. Québec avait aussi autorisé une méthode dite de « phasage » censée permettre aux rainettes de se déplacer jusqu’au parc de conservation, alors que cette espèce ne se déplace que sur quelques dizaines de mètres au cours de son existence.

QUÉBEC N’A PAS ÉCOUTÉ SES EXPERTS

Le ministère québécois de l’Environnement n’a pas tenu compte des avis de ses propres experts avant d’autoriser le projet Symbiocité. Dès 2002, la Société de la faune et des parcs du Québec, un service du ministère des Ressources naturelles, concluait que mettre en œuvre des mesures de compensation pour détruire l’habitat de la rainette n’était pas une solution valable. L’équipe de rétablissement de l’espèce a aussi publié quatre avis scientifiques depuis 2007 soutenant que le projet constituait un danger pour la rainette. La coordonnatrice des espèces menacées du Ministère faisait elle aussi ce constat dans un courriel obtenu par La Presse en 2014.

— Avec la collaboration de Martin Croteau, La Presse

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