Le #moiaussi de la danse

Des acteurs du milieu de la danse brisent le silence sur les abus de pouvoir, le harcèlement psychologique et les agressions sexuelles vécus. Deux ans après #moiaussi, une quinzaine d’entre eux tentent de faire éclater l’omerta qui plombe cet environnement jugé toxique.

Alors que le milieu tente depuis deux ans de profiter de la vague #moiaussi pour faire son examen de conscience, une trentaine d’entrevues réalisées par La Presse avec des acteurs de la danse révèlent un environnement où les abus de pouvoir et les agressions physiques et sexuelles sont encore présents.

La situation est telle dans le secteur de la danse que lorsque le tsunami #moiaussi a secoué l’Amérique du Nord en 2017, des interprètes et des chorégraphes ont aussitôt levé des drapeaux rouges en exigeant que les comportements abusifs et systémiques qui minent le milieu soient enfin dénoncés publiquement.

C’est ainsi qu’une table ronde a été organisée par le Regroupement québécois de la danse (RQD) sur « la culture du viol et le harcèlement » qui minent le milieu. Un événement qui a permis à bien des femmes de témoigner à visage découvert d’une réalité jugée dégradante.

« Dans le milieu, tout le monde se disait depuis des années que telle et telle personne était abusive, mais on ne faisait que le chuchoter », confie une des organisatrices, la chorégraphe Geneviève C. Ferron, qui souhaitait que cette prise de parole brise le silence sur les abus de pouvoir et les violences psychologiques et sexuelles beaucoup trop répandus à son avis.

« Il n’y a pas de limite à ce qu’on peut accepter en danse. Si on dit non, on sera alors considérée comme difficile. On va donc accepter de se faire violenter, simplement pour mettre du beurre sur nos toasts. »

— Geneviève C. Ferron, chorégraphe

Le RQD a aussi organisé des ateliers pour que ses membres abordent le sujet de front et discutent de possibles solutions. Ces consultations ont mené à un rapport publié en juin dernier, dans lequel sont recommandés la création de services pour venir en aide aux victimes, des sanctions plus sévères aux coupables et un changement de culture dans le milieu de la danse.

Des entrevues menées dans les dernières semaines par La Presse avec des acteurs clés du milieu viennent appuyer ces constats.

« Ça fait trois ans que je suis en poste et j’ai assisté à plusieurs exemples de personnes qui ont pris les renseignements, mais qui ont renoncé à porter plainte, parce qu’elles ne voulaient pas que ça sorte publiquement », dit la directrice du RQD, Fabienne Cabado.

De l’avis des personnes interviewées, le milieu demeure si « toxique » que des danseuses le quittent malgré les efforts et les années consacrées à y faire leur place. Une ex-étudiante en danse, par exemple, a abandonné le milieu, qui était toute sa vie, parce qu’elle avait honte des abus sexuels qu’elle a subis il y a plusieurs années, alors qu’elle était mineure.

« Lorsque nous sommes jeunes, on ne sait pas ce qui est correct ou pas correct. Étant donné qu’on saigne des orteils et qu’on s’inflige tant de douleurs, une main sur une fesse… un doigt dans un vagin… un pénis dans la bouche. On finit par se dire : ce n’est pas bien grave ! Ça ne fait pas si mal que ça ! », confie celle qu’on ne peut identifier, en raison d’une ordonnance de non-publication.

Elle a fini par dénoncer son agresseur, qui a fait l’objet d’une condamnation à la cour : « Les abus se passent souvent à un très jeune âge et c’est long avant que nous les reconnaissions. Moi, j’ai mis du temps avant de les reconnaître. »

« Il y a un code du silence en danse, comme si tous les abus étaient normaux. »

— Une ancienne étudiante en danse

Et cela n’est pas un cas isolé, comme en ont témoigné avec aplomb de nombreux interprètes et chorégraphes en entrevue avec La Presse, évoquant une omerta qui sévit dans le milieu depuis trop longtemps.

« Étrangement, en tant que danseur, on finit par prendre les abus comme un simple état de fait. C’est ainsi que ça fonctionne », se désole l’interprète Georges-Nicolas Tremblay. « C’est un milieu malade », opine la chorégraphe Geneviève C. Ferron. « C’est un aveuglement collectif », renchérit Liliane Moussa, chorégraphe.

Loi du silence

L’extrême précarité et la compétition féroce sont souvent montrées du doigt comme les principales raisons contribuant à la loi du silence.

Il est vrai que le secteur semble être le parent pauvre de la culture avec une moyenne des revenus de 6208 $ en 2018, selon l’Union des artistes (UDA), pour ses membres en « danse création ».

Les danseurs, qui allèguent avoir vécu de la violence psychologique, du harcèlement et des abus de pouvoir, montrent surtout du doigt des chorégraphes avec lesquels ils ont travaillé et d’anciens professeurs.

« C’est malheureusement typique à la danse », dit le chorégraphe David Pressault, qui a écrit un mémoire sur l’abus de pouvoir entre chorégraphes et danseurs contemporains.

Quant à l’interprète Georges-Nicolas Tremblay, il confie en avoir vécu de la part de chorégraphes. « J’ai quitté certains contrats, parce que je vivais trop de situations où je sentais de la dévalorisation. » Comme bien d’autres, il a hésité à nous en parler, par crainte de nuire à son « employabilité ». « Pour ne pas miner notre réputation et être catalogué comme celui qui se plaint et dénonce, on préfère accepter les abus. »

Il y a aussi beaucoup de cas de « grooming » dans ce secteur, selon la directrice du RQD, Fabienne Cabado. « C’est de la manipulation et du harcèlement psychologique de la part d’une personne en position d’autorité en vue d’obtenir des faveurs sexuelles », explique-t-elle.

« Les victimes prennent souvent ça pour des relations amoureuses ou disent qu’elles ont eu des promesses de rôle. » — Fabienne Cabado, directrice du RQD

« L’échec des institutions »

Même s’il y a quand même des cas où des victimes ont porté plainte devant les tribunaux, elles restent souvent amères de leur milieu qui ne les a pas défendues, protégées ou appuyées, et ce, même si elles ont obtenu gain de cause en justice.

Le cas du directeur technique de la compagnie Daniel Léveillé Danse (DLD), Armando Gomez, est d’ailleurs cité par certaines victimes. Le Tribunal des droits de la personne l’a condamné, en 2015, pour harcèlement sexuel sur une interprète en danse contemporaine lors d’une tournée en Allemagne, en 2011.

Dans le jugement rendu, il est mentionné que la plaignante a raconté l’incident à une personne de l’équipe le jour même des événements.

Malgré cela, Armando Gomez a continué d’œuvrer pour la compagnie Daniel Léveillé Danse. Même après le jugement, en août 2015, il a pu poursuivre son travail au sein de la compagnie de danse, et ce, jusqu’au printemps 2016.

« Il a effectué des contrats ponctuels sur une période de quelques mois après sa condamnation, afin de compléter à court terme des engagements confirmés », a expliqué par courriel Laurence Lemieux, présidente du conseil d’administration de Daniel Léveillé Danse.

« DLD a pris la situation très au sérieux à l’époque, a poursuivi Laurence Lemieux, et a répondu aux exigences qui lui ont été demandées dans ce dossier, notamment en adoptant une politique contre le harcèlement sexuel. »

Mais l’interprète Marie-Pier Proulx n’hésite pas à parler « d’échec des institutions ». 

« Ça me fait mal de dire ça, mais ça représente le milieu. Les organisations et les compagnies vont continuer de ne pas défendre les interprètes. » — Marie-Pier Proulx

L’ostéopathe qui veille sur les danseurs

Un autre cas, bien connu dans le milieu et longuement médiatisé, est celui du Dr Roger Hobden, médecin et ostéopathe.

Ce spécialiste des problèmes de santé des artistes a lui-même plaidé coupable, en 2016, à une accusation d’exploitation sexuelle sur une mineure. Il a avoué avoir eu des relations sexuelles avec une ballerine mineure à l’École supérieure de danse en 1997, alors qu’elle était sa patiente. Il a été condamné par la Cour du Québec à neuf mois de prison à purger dans la collectivité.

Quant au Collège des médecins du Québec, il a décidé de le radier durant 15 mois (à ce moment-là, deux autres cas du milieu des arts, concernant des personnes majeures au moment des faits, avaient été ajoutés aux accusations portées contre le Dr Hobden).

Une douzaine de personnes influentes dans le milieu avaient alors déposé des lettres de soutien au Dr Hobden, à l’intention du Collège, que La Presse a pu consulter. Parmi les signataires, on retrouve Pierre Des Marais de chez Danse Danse, Daniel Soulières de Danse-Cité, Lisa Davies de Danse à la Carte, Stéphane Labbé de Tangente, Francine Bernier de l’Agora de la danse et Sylvie Fortin de l’Université du Québec à Montréal.

Cette dernière, professeure au département de danse à l’UQAM, avait commencé sa lettre en écrivant : « Le docteur Roger Hobden m’a informée du fait qu’il a reconnu sa culpabilité à une infraction criminelle envers une adolescente qui était à son égard en relation de confiance. »

Pour terminer cette lettre par : « Envisager de devoir se priver de ses services, même pour une courte période, est un scénario attristant. Ce qui précède, je l’espère, pourra être considéré lors de la détermination de la sanction. »

Encore aujourd’hui, Sylvie Fortin ne regrette pas d’avoir donné son appui au médecin et, si elle œuvrait toujours en enseignement, elle n’hésiterait pas à recommander ses services à des étudiantes.

« Il reconnaît avoir fait de graves erreurs. Des pelures de banane, on peut en rencontrer tous. Tous et toutes. »

— Sylvie Fortin, ex-professeure au département de danse à l’UQAM, à propos du Dr Roger Hobden, qui a plaidé coupable à une accusation d’exploitation sexuelle en 2016

L’une des trois victimes dont le cas a été analysé par le Collège des médecins du Québec et qui fait l’objet d’une ordonnance de non-publication, Hélène*, est blessée et insultée d’entendre ces propos. « Celle qui qualifie les actes de Hobden de “pelures de banane” ne connaît ni le contexte ni tous les faits et conséquences avant de porter un tel jugement. »

La voix d’Hélène tremble en parlant de cet homme qu’elle qualifie de « prédateur », qui visait ses « patientes les plus vulnérables, et pas qu’une seule fois ».

Pendant la période où Roger Hobden fut radié comme médecin, il a continué de pratiquer comme ostéopathe. Et depuis le printemps 2018, il peut à nouveau agir comme médecin. Tout au long de cette période, il a multiplié les gestes pour offrir ses services dans le milieu de la danse, notamment en envoyant des courriels aux interprètes.

Les spectateurs de La vie attend de Danse-Cité, présenté au Théâtre La Chapelle en septembre 2017, ont aussi pu voir une publicité du Dr Hobden dans le programme de la soirée. « L’ostéopathe qui veille sur la santé des danseurs », pouvait-on lire.

« Je suis outrée des lettres de soutien, des publicités, de tout ça. Cet homme a tendu ses tentacules dans tous les recoins du milieu. Et bien sûr, puisqu’il fait des dons à plein d’institutions, elles se ferment les yeux. »

— Hélène 

Quelques jours après la première de La vie attend, Danse-Cité a retiré la publicité et a diffusé un communiqué. « Nous regrettons totalement ce manque de jugement et de délicatesse envers les personnes concernées et le milieu de la danse », pouvait-on entre autres lire.

Des signataires de la lettre de soutien nous ont aussi dit qu’ils ne collaborent plus avec Roger Hobden, dont Pierre Des Marais, Daniel Soulières, Lisa Davies, Stéphane Labbé et Francine Bernier.

« Quand il est venu me rencontrer pour que j’écrive une lettre, il m’a donné sa version. Et il ne m’a pas dit qu’il y avait plus d’une victime et une mineure », se défend Francine Bernier, de l’Agora de la danse. Elle poursuit : « J’étais fâchée contre moi. J’ai manqué de prudence. On a appris de cette erreur. »

Lorsque le Dr Hobden nous reçoit dans son bureau de la Polyclinique Médicale Populaire, il explique que personne ne devrait ressentir de malaise à ce qu’il œuvre toujours dans le milieu de la danse. Si des patientes ont envie d’utiliser ses services, elles le font de leur plein gré et sa pratique lui permet toujours de voir des mineures : « Depuis 1999, je n’ai pas eu de relation sexuelle ou amoureuse avec une patiente. »

Il reconnaît qu’il a fait de graves erreurs et espère les réparer en faisant des gestes pour prévenir d’autres agressions, notamment en offrant son aide à des « organismes qui travaillent auprès des agresseurs potentiels ». Il est aussi donateur à la Fondation Marie-Vincent, qui soutient les enfants et adolescents victimes de violence sexuelle.

Il aimerait, dit-il, être un « Jean Lapointe des agresseurs potentiels ».

Pour Corinne Crane Desmarais, cet homme ne devrait plus œuvrer dans son secteur. « On peut décider collectivement qu’on n’en veut pas de pommes pourries. Mais on n’a malheureusement pas fait ça… Et il est encore dans le milieu ! », se désole l’interprète et professeure.

Pour sa part, elle allègue avoir été victime à deux reprises d’abus de pouvoir, par une chorégraphe et un collègue-interprète. Dans ce dernier cas, elle confie : « Lors d’une improvisation, il a usé de sa force physique contre moi. Je n’arrivais pas à me protéger et j’en suis venue dans un scénario où je me faisais battre, sans mon consentement, devant le public », dit Corinne Crane Desmarais, qui ajoute que ce collègue s’est ensuite excusé.

*Prénom fictif pour protéger l’identité

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