Chronique

Cher voyageur, chère voyageuse...

Les Québécois qui vont dans le Sud, donc. C’est le sujet de l’heure.

Sujet de l’heure, mais en même temps, un sujet vieux comme l’Homme : la recherche de boucs émissaires...

En voici de parfaits, boucs émissaires : bronzés, en Speedo, envoyés au pilori du je-me-moi.

Je cite un ami : « Je vais souvent dans le Sud et cette année, j’en aurais eu besoin plus que jamais. Mais je ne me voyais pas le faire, dans les circonstances. Ça n’a rien à voir avec des amendes, avec ma réputation. Je ne me voyais pas y aller à cause de la situation. »

La « situation » ? Les cas qui montent en flèche, les hospitalisations qui augmentent, la crainte d’une crue en janvier, le personnel hospitalier dont les vacances ont été annulées… Tout ça.

J’aime cet ami, j’aime son jugement, depuis toujours.

En même temps, je connais quelques amis qui ont, eux, décidé d’aller dans le Sud. Des gens que j’apprécie, que j’aime. Ni cons ni psychopathes.

Des gens qui ont fait des deals avec leur conscience, j’imagine. Comme nous avons tous fait des deals avec notre conscience depuis le mois de mars, pour justifier une entorse aux règles et aux conseils sanitaires...

Ces voyageurs ont fait un deal avec leur conscience, eux aussi, en achetant ce billet, ce forfait, pour changer le mal de place ; loin d’ici, loin de la neige, loin de la grisaille, au chaud…

Cher voyageur, chère voyageuse...

Tu t’es dit : oui, mais là où je vais, il n’y a pas beaucoup de cas ! Oui, mais dans le tout-inclus, ça roule à 50 % de la capacité habituelle ! Oui, mais je vais être prudent !

Je sais, je sais tout ça. Je sais, et je veux pas te donner de la merde. Alors je vais le dire très calmement...

C’est juste que c’est pas essentiel, le Sud.

Depuis neuf mois, la société essaie de limiter les activités non essentielles pour limiter la propagation du virus, ce qui va, on l’espère, limiter le nombre de Québécois infectés, ce qui va limiter le nombre d’hospitalisations (on se croise les doigts)…

Donc, finis le hockey et le karaoke. Le théâtre et les restaurants.

Je sais, je sais ce que tu me dis ici, à ce point de la chronique, cher voyageur : il y a des débats enflammés sur ce qui est « essentiel » ou pas.

Vrai. Il y a des tonnes d’absurdités. On peut passer la nuit à les dénombrer...

On garde la SQDC ouverte, mais la librairie fermée.

Le Jardin botanique était jusqu’à tout récemment fermé, même sa portion à ciel ouvert.

On peut faire son épicerie chez IGA, mais pas y acheter d’ouvre-boîte (ou de four, chez Rona).

Alors oui, le débat sur ce qui est essentiel ou pas est ouvert. Mais ton voyage dans le Sud ne fait même pas partie de ce débat-là : si ce débat-là est à Punta Cana, alors ton voyage est au Nord...

Pour t’en convaincre, je vais te parler de Serge. Je viens de l’inventer, mais il existe. Ils sont des centaines de Serge, au Québec. Chauffeur de camion au long cours. Chaque semaine, Serge s’en va dans le fin fond des États-Unis chercher des fruits et des légumes. Il remplit son trailer, puis il revient ici, au Québec. Serge charrie de la bouffe qui va finir dans nos assiettes, en transitant par nos épiceries…

Disons que Serge a été imprudent en arrêtant dans un truck stop du New Jersey. Disons que Serge a oublié son masque, je sais pas, disons qu’il a pris un café dans la cabine d’un collègue au Tennessee…

Et Serge, imprudent, a été infecté.

Là, il revient au Québec, il se sent mal, il tousse, il fait de la fièvre : positif. Serge a peut-être infecté du monde, ici, dans la période d’incubation du coronavirus.

Serge aurait dû être prudent, on s’entend là-dessus.

Mais ce que Serge fait est essentiel.

Sans Serge, on ne mange plus (enfin, pas mal moins et moins bien). Serge s’est infecté en faisant quelque chose qui est essentiel : mettre de la bouffe sur les rayons de nos épiceries. Dans la balance des inconvénients, l’infection de Serge se justifie, même si c’est drôle à dire. C’est un dommage collatéral acceptable.

On peut dire la même chose de Josée la médecin, de Rita la préposée aux bénéficiaires ou d’Ahmed l’infirmier qui, à cause d’une imprudence (ou pas), contractent le coronavirus : ce qu’ils font est absolument essentiel…

Ils soignent.

Toi, ton voyage dans le Sud ?

Non essentiel.

Si tu ramènes le virus, tu l’auras ramené pour une activité qui incarne le « non-essentiel », pour quelque chose qui n’ajoute rien au bien commun mais qui ajoute une couche de schnoutte à nos tourments collectifs.

Mais sais-tu quoi, cher voyageur du Sud ?

Je ne te lance même pas la pierre. J’en ai assez du climat de polarisation. Je crois que ce n’est pas en transformant les voyageurs en boucs émissaires qu’on va régler le problème.

Non, si on juge que ces voyages sont un problème collectif, c’est en fermant les frontières aux voyages d’agrément qu’on va le régler. Et (ou) en confinant les voyageurs dans un hôtel pendant deux semaines, dès le retour. En ne se fiant pas à leur seule bonne foi pour rester chez eux pendant 14 jours.

Parce que les problèmes collectifs ne se règlent pas avec des gestes individuels.

Qui peut faire ça, fermer les frontières, imposer une quarantaine fermée dans un hôtel (les hôtels sont vides, anyway) ?

Ottawa.

Ottawa a ce pouvoir-là.

Ottawa, pourtant, ne reçoit pas le dixième de l’opprobre que reçoivent les vacanciers, ces jours-ci. Qui permet que ce soit légal d’aller dans le Sud, en voyage d’agrément ?

Ottawa.

Ottawa qui a échappé le ballon des frontières en mars et Ottawa qui l’échappe encore en décembre.

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